Après vingt ans de guerre civile, le Sud-Soudan devient le 9 juillet un Etat indépendant. Pour autant, le pays n’est pas au bout de ses peines. La lutte menée par les milices de Joseph Kony, parmi les plus violentes au monde, continue. Dès l’âge de 11 ans, les enfants sont enrôlés de force dans cette guérilla qui a déjà fait plusieurs dizaines de milliers de morts. Face à l’impuissance de l’armée sudsoudanaise, les civils ont décidé de se constituer en groupes d’autodéfense. Leurs seules armes : des arcs et des flèches pour lutter contre un ennemi surarmé. Reportage.

 

Il arrive comme une apparition, juché sur une moto qui ne semble tenir entière que par la grâce d’un tournevis planté au milieu du guidon. Abel époussette un drôle de sac à dos Mickey et proclame dans un grand sourire : « Bienvenue à Nzara ! » La route est longue, jusqu’à ce petit village du Sud-Soudan situé à dix heures de piste cabossée à l’ouest de Juba, la capitale. L’absence de routes, dans ce pays grand comme la France, transforme chaque déplacement en épopée chaotique. Nzara a des airs de bout du monde, avec ses huttes en branchage serrées Les unes contre les autres, ses chemins d’une terre rouge qui s’accroche à la peau, ses motos vintage et sa petite église qui déborde de fidèles endimanchés. En ce week-end pascal, à cheval entre le référendum sur l’indépendance votée en janvier dernier et sa proclamation prévue le 9 juillet, les prières vont toutes à l’avenir de la future nation qui deviendra, si Dieu le veut, le plus jeune pays au monde. La messe fi nie, un doux illuminé qui se présente comme la « réincarnation noire de Jean-Paul II » déambule entre les huttes en prophétisant un bonheur sans nuage. Son public semble plus réservé, comme soudé dans une attente anxieuse. La période est charnière, l’enjeu, crucial pour les Sud-Soudanais qui attendent ce moment depuis plus de cinquante ans. « Pendant des années, nous avons été dominés par les Arabes de Khartoum. L’argent et les ONG n’arrivent jamais jusqu’à nous, ça devrait changer avec l’indépendance, non ? », rêve à voix haute le propriétaire de l’unique « hôtel » de Nzara, un bouge qui fait aussi office de maison de passe à l’occasion. Dans ce village sans eau courante ni électricité, où rien n’a changé depuis un demi-siècle, le développement, et même sa promesse, semblent hors de portée. Mais le véritable problème, pour ses habitants, se situe encore ailleurs. Très exactement du côté de la vaste forêt qui entoure Nzara et ses environs : le sanctuaire de la terrible Armée de libération du Seigneur (LRA). Créé en 1988 en Ouganda par Joseph Kony, l’homme le plus recherché d’Afrique, ce groupe d’environ 400 hommes selon les sources offi cielles (mais beaucoup plus selon ses victimes) a migré depuis quelques années vers la République démocratique du Congo, la Centrafrique et le Sud-Soudan, semant la terreur dans toute la région à coups de massacres, de viols et de kidnappings. Selon l’ONU, en 2010, ces attaques sanglantes auraient causé la mort de 2 000 personnes et en auraient déplacé plus de 400 000 dans ces trois pays. « Ce sont des fous furieux ! Tant qu’on n’aura pas la tête de Kony, personne ne vivra en paix », tempête la soeur Giovanna, une religieuse italienne pas franchement du genre à tendre l’autre joue. Et surtout très remontée contre les autorités soudanaises, incapables d’enrayer les massacres à répétition. L’octogénaire, personnage incontournable à Nzara qu’elle arpente inlassablement à l’arrière d’une moto déglinguée, pointe notamment du doigt les manquements du SPLA (l’Armée populaire de libération du Soudan), l’armée de libération devenue une armée de planqués, sous-équipée et démotivée, aujourd’hui plus encline à cultiver l’arachide qu’à traquer le LRA jusque dans le bush. Un double manque de moyens et de volonté également dénoncé par l’armée ougandaise (UPDF), qui se retrouve un peu esseulée dans la lutte contre le LRA, devenue ces dernières années un problème régional. « Quand nous partons en patrouille conjointe avec le SPLA, nous ne prenons qu’une dizaine d’hommes car il faut les nourrir et leur fournir les munitions ! », confie un major ougandais, un peu échaudé. Autre problème, de taille : le mandat de l’UPDF ne couvre pas la protection des villages sudsoudanais, abandonnés à la merci des « tongotongo » comme on les appelle ici – les « égorgeurs », en langue acholie. C’est en réponse à ce vide sécuritaire et à la multiplication des attaques que les « arrow boys » (« hommes-flèches ») ont vu le jour il y a deux ans. Des milices villageoises, constituées de volontaires jeunes et moins jeunes, armés d’arcs et de flèches – d’où leur surnom – , de lances, d’arbalètes, de machettes et de vieux fusils de chasse, qui patrouillent aux abords des villages pour protéger les habitants. Avec, dans le rôle du chargé des relations publiques, Abel et son sac Mickey. On s’interroge : des fl èches contre les kalachnikovs du LRA ? « C’est sûr, si on tombe dans une embuscade, on est mort ! » Et ça le fait rire, Abel. Presque autant que la question – incongrue à ses yeux de viril combattant – sur l’existence d’éventuelles « arrow girls » : « Pfff, on n’en veut surtout pas ! Les femmes ont le coeur trop fragile », s’esclaffe Abel, qui préfère largement les groupies aux amazones. Les arrow boys affi rment être près de 3 000 dans la province de Nzara et plusieurs milliers dans tout l’Etat d’Equateur occidental, le plus touché par les attaques de Kony et ses hommes. Des chiffres peut-être gonfl és, mais impossibles à vérifier puisque ces milices – qui reçoivent le soutien tacite du gouvernement – ne dépendent d’aucune autorité officielle. Et c’est bien là tout le problème. « Nous collaborons activement avec eux, mais ce sont des civils qu’il n’est pour l’instant pas question d’intégrer aux forces de police ou à l’armée », explique le gouverneur adjoint d’Equateur occidental, un peu gêné aux entournures. Et d’ajouter, perfide : « C’est normal que les arrow boys soient particulièrement actifs, ce sont les premiers concernés après tout ! » « De toute façon, la lutte contre le LRA ne relève pas de la responsabilité du gouvernement sudsoudanais », se dédouane le préfet de Nzara, Elia Richard Box : « Ce groupe est né en Ouganda et a depuis installé ses bases au Congo : c’est donc à ces deux pays de faire quelque chose ! » Une démonstration un peu courte, dans la mesure où beaucoup voient derrière les attaques récentes du LRA au Sud-Soudan la main de Khartoum, qui chercherait ainsi à déstabiliser le futur pays… Pendant que dans les officines, les bureaucrates se renvoient la balle, les arrow boys sont bien obligés de faire le job. Avec les moyens du bord. En septembre 2010, le gouvernement sudsoudanais avait annoncé sa décision d’armer et d’entraîner ces « home guards », selon la terminologie officielle, à hauteur de deux millions de dollars, suscitant la crainte de voir ces groupes d’autodéfense se transformer en milices privées à la solde de politiciens mal intentionnés. De ce côté-là, aucun souci à se faire pour l’instant : Abel et ses hommes n’ont pas vu le début d’un dollar arriver jusqu’à Nzara. Seule dépense consentie par les autorités locales : le ciment des tombes où sont enterrés les hommes morts au combat… L’argent, le nerf de la guerre, fait cruellement défaut aux arrow boys. Sans aucun soutien fi nancier, l’organisation de chaque patrouille vire au cassetête pour cette armée de volontaires, constituée pour l’essentiel de petits paysans qui ont bien du mal à joindre les deux bouts. Comment se procurer les munitions et les vivres nécessaires aux longues expéditions dans le bush, a fortiori après les coûteuses festivités de Pâques ? « Nous avons dû acheter de nouvelles robes à nos femmes ! » rigole Abel. C’est justement l’objet de l’assemblée générale du jour. Réunis sous l’arbre à palabres – un immense manguier dont les fruits sucrés font le bonheur des gamins du village – une cinquantaine d’arrow boys raclent leurs fonds de poche pour acheter quelques kilos de riz, un peu d’essence pour les motos qui les transporteront, et une centaine de cartouches en vue de l’opération anti-LRA prévue pour le lendemain. Des cris les arrachent soudain à leurs comptes d’apothicaire. Un jeune chauffard vient d’être intercepté par d’autres arrow boys qui le rouent de coups et le traînent par une jambe dans la poussière. « Si un habitant se comporte mal, c’est notre devoir de le punir avant de le confi er à la police », explique Abel sans sourciller. Michael Anthony, le responsable de la sécurité à Nzara, n’y voit aucun inconvénient, bien au contraire : « Les arrow boys ont toute notre confiance. De toute façon, ils ont souvent une longueur d’avance sur nous… » Son commissariat est à l’image du reste du village : dépouillé. Une table, trois chaises en plastique, un bureau envahi par les nids d’hirondelles et un cachot odorant où croupit la dernière prise des arrow boys. Un jeune garçon d’une quinzaine d’années, à moitié nu et le regard lointain, trouvé errant dans la forêt lors d’une patrouille il y a cinq jours. Sans doute l’une des innombrables victimes du LRA, qui lors de ses razzias contre les villages kidnappe des jeunes à tour de bras pour renflouer ses rangs et porter son butin. Pas moins de 200 000 enfants, garçons et filles, enlevés dans la région ces dix dernières années d’après l’ONU. Depuis son arrivée, le gamin n’a pas prononcé un mot. Les policiers attendent de savoir d’où il vient pour le rendre à sa famille. « J’espère qu’il parlera vite, nous n’avons pas le budget pour le nourrir », s’inquiète Mickael Anthony qui voudrait d’ailleurs savoir si, par hasard, on ne souhaiterait pas contribuer aux bonnes oeuvres de la police… De leur côté, les arrow boys sont sur le départ. Direction la frontière congolaise, où plusieurs villages le long de la route ont été récemment attaqués. Certains sont partis devant pour prendre un peu d’avance, d’autres ont dû rebrousser chemin pour chercher une pompe à vélo, un autre encore fait du surplace en contant fleurette à une jolie passante. La colonne se met finalement en route, emmenée par James, le chef de patrouille, un quadra fi liforme au sourire doux, curieusement vêtu d’un gros anorak et de bottes en caoutchouc par 40 degrés à l’ombre. La plupart de ses hommes sont en short et en tongs, souvent dépareillées. On dirait un peu les Pieds Nickelés, version savane africaine. Elia, 19 ans, arbore un sac à dos Mickael Jackson dont il apprend l’existence et la mort en même temps. Sous une casquette « Dolche & Cabana », Thomas, la soixantaine bien engagée, a sans doute passé l’âge de crapahuter dans la brousse mais s’accroche à son vieux fusil. Il y a un an, des « tongo-tongo » ont fait irruption dans son village, tuant dix membres de sa famille. Son père, deux soeurs, trois frères, des cousins et des nièces, tous massacrés. Depuis, l’ancien ne vit que pour les venger. Comme tous ses compagnons d’armes, qui, sans exception et avec une invariabilité effrayante, ont perdu un ou plusieurs êtres chers. Tantôt en file indienne, tantôt en mode troupeau, le groupe enquille les kilomètres sous un soleil de plomb, entre plaisanteries bon enfant et pauses cigarette trop rares. Clopes et munitions ont été religieusement réparties entre les hommes. Chaque cartouche – deux par combattant – vaut son pesant de cacahuètes, littéralement : les arrow boys en ont fait l’acquisition contre quelques kilos d’arachides. Le climat est décourageant, une chaleur accablante entrecoupée de pluies diluviennes. Mais rien n’entame le moral de la joyeuse troupe, qui progresse à une vitesse surprenante. Cinq heures après le départ, elle est à Sangoua, village fantôme presque entièrement vidé de sa population après avoir subi trois attaques du LRA en moins d’un an. Seule une quarantaine de familles, des paysans pieds et poings liés à leurs champs, n’ont pu se résoudre à partir. Mourir de faim ou sous les balles du LRA, le dilemme est absurde. A Sangoua, d’autres arrow boys se joignent au cortège qui approche à présent de la cinquantaine d’hommes. Leur chef, ici, c’est Louis, un colosse barbu avec un étonnant collier rasta autour de son large cou. Lui aussi a vu trop des siens disparaître. Il dit simplement qu’il faut résister, « continuer à se battre pour ceux qui sont encore en vie ». On a le chagrin pudique, chez les arrow boys. Pas l’envie ni le temps de s’épancher, c’est reparti pour plusieurs heures de marche jusqu’à Basukambi où le groupe établit le camp pour la nuit. Ce soir, en plus du riz, nous mangerons « ce que Dieu nous offrira », sourit James, le chef, qui de sa brosse à dents désigne quatre chasseurs – presque – volontaires. Ils ne reviendront qu’au petit jour, avec une gazelle dont les meilleurs morceaux serviront à fi nancer une rallonge de munitions. Car demain, la partie vraiment dangereuse commence : il faut s’enfoncer dans le bush pour remonter la piste du LRA, encore fraîche d’après les renseignements glanés en chemin. Après une nuit sous les étoiles, le réveil est matinal.Et le brief de James, interminable. Le bush, c’est la surprise. On peut tomber sur un bataillon de l’armée ougandaise, qui n’hésite pas à tirer à vue ; sur des éleveurs mbororos, dont la rencontre fortuite a déjà provoqué plusieurs fusillades ; sur d’autres arrow boys aussi qui, par manque de communication entre les groupes, se tendent parfois des embuscades entre eux. Et, bien sûr, les redoutables et redoutés « tongo-tongo »… Ceux-là sont reconnaissables de loin, paraît-il : « sales et hirsutes », d’après ceux qui ont croisé leur route. Silencieuse, la colonne s’enfonce dans les hautes herbes. Les mines sont graves. Fini l’ambiance joyeuse de colonie de vacances. Très vite, James repère des empreintes de pas qui conduisent à une clairière où subsistent des traces de foyer. Un peu plus loin, une vieille moustiquaire abandonnée sur une branche d’arbre ne laisse aucun doute sur le passage récent du LRA. La tension monte d’un cran, et la progression se poursuit dans un silence de mort. Mais après plusieurs heures de marche, la piste se perd. L’ennemi est sans doute déjà loin, probablement dans l’une de ses bases arrière au Congo pour se ravitailler en nourriture et en munitions. Les arrow boys décident de rebrousser chemin, bredouilles et épuisés. C’est une drôle de guerre, que celle menée par cette armée de va-nu-pieds contre des adversaires invisibles, mieux armés et volatiles. Une traque qui s’apparente davantage à du trek, ingrate et souvent vaine. De retour à Nzara, James est amer. Fatigué de son costume de héros dédaigné. Sa femme lui fait la guerre à chaque départ en patrouille : « Elle dit que je suis fou d’abandonner ma famille pour risquer ma peau sans rien recevoir en échange. Elle a sans doute raison… » Le chef a pris sa décision : après l’indépendance, il rendra son tablier. Daniel, son lieutenant, résume la frustration des arrow boys en une seule phrase : « On patrouille en tongs et tout le monde s’en fout. » Après la guerre, ce doux géant rêve de se consacrer entièrement à Dieu et se verrait bien choriste à l’église protestante de Nzara. Enfant de choeur, en somme.