Pendant des années, Marc Veyrat a régné en maître sur la haute cuisine des cimes. Aujourd’hui, en altitude, les plus grands chefs rivalisent d’audace. « L’Optimum » a testé, l’après-ski ne sera plus jamais comme avant.

 

Longtemps, à la montagne, la cuisine s’est couchée de bonne heure, comme le narrateur d’A la Recherche du temps perdu. Mais ça, c’était avant que Marc Veyrat ne libère à Megève le génie des alpages qui sommeillait en lui. Aérienne, druidesque même, poussant jusqu’à la food écolo-herboristique, sa gastrofolie s’est volatilisée comme la première neige. Eclipsée d’un coup d’un seul par une avalanche ravageuse, portée par une génération qui en a au moins autant sous le bonnet que maître Veyrat sous le chapeau. La relève travaille sa food en locavore, avec les produits savoyards et le trait de génépi rageur, ou au contraire s’affranchit du terroir-caisse pour tutoyer les plus hauts sommets. La haute cuisine (à plus de 1 000 m) n’a jamais été aussi hot.

 

Le 1947

Hôtel Cheval Blanc

Courchevel

Il faut être toqué pour oser le pari d’une cuisine vertigineuse à cette altitude. Et en freeride encore, avec un nouveau concept, Le 1947, dans l’esprit poudreuse, aristocratique. Ça tombe bien, Yannick Alléno, déjà trois étoiles au Meurice à Paris, a toutes les qualités requises d’un tombeur de Super G, pour affronter les presque 1 900 m. « Les temps de cuisson ne sont pas les mêmes que dans la vallée », explique le chef. Outre la partie technique, Alléno, en ouvrant au sein du Cheval Blanc cette micro-table gastro (25 couverts maximum), affiche d’emblée l’ambition, remporter le titre : « Ce que je veux faire ici c’est la quintessence de la cuisine. Un laboratoire où je peux me permettre de faire des choses qu’on n’a jamais vues. » Bernard Arnault, le P-DG de LVMH et propriétaire du lieu, a suivi les moindres détails du projet et des travaux qui ont donné naissance au rez-de-piste de l’hôtel à une sorte de rétroigloo en Corian et cuir signé Sybille de Margerie, donnant sur une cuisine ouverte à laquelle on parvient par un sas immaculé. Les bases de la cuisine et du service à la française ont été repensées. Alléno ne veut servir ici que le top du top : « Si je ne veux cuisiner que les pinces du homard au feu de bois, ou les 2 cm les plus gras du meilleur boeuf de Galice, je le fais. Avant, on ne cuisinait que les produits entiers. » Pas de carte, un menu unique dicté par la loi du marché et un consommé infusion chaud à boire avant l’apéro, façon soupe d’antan, confectionné avec l’aide de Stéphane Meyer, cueilleur professionnel. Le service est à jet continu, une prouesse aussi rythmée qu’un départ de slalom, avec des entrées qui se succèdent comme des portes : melba à l’encre de seiche et à la crème de sardine, langues d’oursin, crème de riz et gelée de saké cristallin, précis, céleri à la truffe noire, caramélisé comme il faut, langoustine qui a suivi le même traitement, boeuf, caviar et cresson, un mélange explosif jamais testé auparavant et un futur plat iconique… Suit le « plat du jour », une blanquette de veau revisitée, avec du veau d’un mois et demi d’une tendreté inégalable, cuit dans l’eau de riz et un sabayon aérien délicieusement citronné. Ou bien une poularde de Bresse sublime servie avec des diamants noirs gros comme des noix. Une tuerie. Neige fraîche sur les cimes, la réinterprétation de la tarte au citron soufflée au yuzu et sucre filé. En saison, c’est Christian Moine qui occupera la place sur le podium. Et il n’est pas là pour une médaille en chocolat.

 

PIERRE GAGNAIRE

Hôtel Les Airelles

Courchevel

Pour la troisième saison consécutive, le yéti le plus redouté des cuisines du monde entier, le technicien qui, l’un des premiers a apprivoisé la gastronomie stratosphérique, est aux commandes d’une Micro-table de 25 à 30 couverts appelée « Sissi l’impératrice », au sein du palace des neiges Les Airelles. Notre génial barbu a donc pris de l’altitude depuis ses débuts à Saint-Etienne. D’une montagne à l’autre, de celle plutôt rustique du Massif central à la clinquante Courchevel, l’histoire ne s’invente pas. Là, sa bonbonnière en boiseries fines et cristal de chez Saint-Louis, s’adresse aux ultra-riches qui fréquentent ce chalet féérique, détenu par l’homme d’affaires Stéphane Courbit. On ne craint donc pas le name-dropping, entre les fauteuils signés Olivier Gagnère et les oeuvres d’art contemporain qui viennent de chez Lelong. Délicieusement droit dans ses chaussures de ski, le menu de six plats est parfois un peu raide. Disons qu’il faut avoir l’appétit bien ouvert par le grand air pour avaler ses entrées multiples aux parfums puissants, le fondant de pigeon au poivre, le riz crémeux aux truffes noires, le pavé de bar, la poularde de Bresse en deux services, le homard breton, ou encore son « Grand dessert ». N’en jetez plus, la cour est pleine. La table mérite son décorum, et réciproquement. Pourtant, comme au buffet hallucinant du déjeuner, (oursins, homards, volailles… pâtisseries superbes), on ne peut s’empêcher de penser, comme dans feu le « Collaro Show », que c’est un peu « Too much, trop, trop trop ». Mais ne boudons pas notre plaisir, pas loin d’être extatique, et comptons sur la clientèle russe jamais très loin, pour continuer de nous divertir autant.

 

LES ENFANTS TERRIBLES

Hôtel Altapura

Val-Thorens

Avec son look anguleux qui le fait ressembler à un cristal de roche niché à 2 300 m d’altitude, l’Altapura garantit aux initiés qui le méritent le genre d’agréable surprise que l’on croyait réservée aux alpinistes gemmologues lorsqu’ils trouvent une pierre translucide dans une gangue rocheuse. Boutique-hôtel high-tech de 88 chambres skis aux pieds, il a su donner une ligne généreuse et élégante à ses trois restaurants dont une troisième version à nos papilles également aimables des Enfants Terribles, de Megève et Paris. Coquillettes régressives à la truffe noire, féra argentée et marrons confits assurent une belle manière de terroir alpin sans lourdeur aucune. On comprend moins le banc de l’écailler, quoique magnifique, et la présence à la carte de plats qu’on attendait plutôt au 2003, la seconde table plus tradi, avec blanquette de veau, poulet mère-grand ou planchas. Bel esprit en tout cas pour La laiterie, troisième cantine maison, qui décline à loisir fromages froids et chauds des alpages, dans un décor carrelé. La combinaison idéale ? Le décor du 2003 avec le menu de La laiterie. Chiche ?

 

LE GRAIN DE SEL

Hôtel Le Savoie

Val-d’Isère

C’était LA grande nouveauté attendue cette saison : l’ouverture d’un palace des neiges, enfin, à Val-d’Isère, dont le traîneau était à la peine, une grosse longueur derrière Courch’. Elle n’a pas déçu les puristes, avec au piano Alexandre Fabris (ci-contre), un fringant trentenaire qui, s’il avait choisi la descente ou le combiné nordique, aurait fini en équipe de France. Né sous une bonne étoile, le petit gars (pourtant bien costaud question gastro) a choisi la cuisine et ce n’est pas nous qui allons nous en plaindre. Formé aux fourneaux de plusieurs étoilés, ce Bourguignon d’origine s’est attaqué à l’ADN de la cuisine savoyarde pour mieux comprendre avant de surprendre. Ça donne un pot-au-feu édifiant au foie gras de canard et légumes fanes confits, ou encore un pavé de biche au cacao dont on se souviendra longtemps. La pâtisserie, réalisée par Philippe Rigollot, champion du monde de la discipline (si si, ça existe, c’est pas de la blague), est tout juste mortelle. Avec le macaron au génépi, Pierre Hermé peut aller se rhabiller (enfin presque). Après le dîner, un petit tour au Wine not, le bar à vin de l’hôtel, achèvera de vous convaincre qu’il n’y a pas qu’à Courchevel qu’on se prend pour des tsars. Tout en enlevant un zéro à l’addition, en plus !

 

 L’oxalys

Val-Thorens

Il a infusé le talent chez Marc Veyrat dont il fut le second, Ferran Adrià et Pierre Gagnaire entre autres. Pas étonnant qu’il passe aux yeux des plus foodeux pour le nouveau génie des alpages… Jean Sulpice, plus jeune deux étoilés de France, est passé par la cuisine moléculaire, les techniques les plus innovantes, avant de revenir à la vérité des produits dans sa très grande table d’altitude. Cocorico, voici notre homme en chantre de la défense du bon vieux terroir savoyard, comme le bleu de Termignon qu’il propose dans un tartare de veau. Il travaille au quotidien avec des producteurs locaux, parce que « la nature dicte sa cuisine ». C’est tout et c’est déjà pas si mal. Les poissons de lacs de montagne, il les travaille avec des herbes ou des fleurs, à la Veyrat. Mais il a remisé siphons et pipettes pour délivrer une haute cuisine d’altitude, la poésie en plus : velouté de châtaignes, chaud froid de parmesan, saint-jacques, crème de sarrazin et mouron des oiseaux, saint-pierre fumé aux baies de genièvre, pomme en coque meringuée, exceptionnelle avec son goût d’Antésite. Le genre de boule de neige qu’on aimerait prendre plus souvent dans la figure.

 

 L’ESCALE

Hôtel L’Altiport

Méribel

La clientèle british chic de la station, comme les aristos choc ou les Russes blindés, apprécie toujours autant le standing de la maison récemment reprise en main après un léger passage à vide. Si l’hôtel a été rénové entièrement la saison passée, la table gastro demeure fidèle à sa réputation. Bon, certes, pour les adeptes du serpolet fumé, c’est raté… mais à la montagne, le classique a du bon, surtout quand il est de haut vol. Il faut donc faire escale à L’Escale, table tenue de main de maître par Laurent Carlier. La carte est courte, mais juste, nourrie de bar, d’agneau, de homard et de très beaux produits, à la réalisation impeccable quoique sans grande fantaisie. Et pourquoi ces chichis maniérés dans le service et les présentations ? C’est un peu dépassé. Autrement, pour déjeuner il y a la brasserie Le Zinc et L’Annexe, le savoyard contemporain pour le soir.

 

L’ATELIER

Hôtel Le Samoyède

Morzine

Plus classique, tu meurs. Ici, c’est l’ambiance palace à la montagne. Les bronzés, passez votre chemin. Boiseries léchées, nappes blanches empesées, chandeliers brillant de mille feux, bougies comme pour le Nouvel An russe, tissus presque tendus de pourpre, c’est Dallas, ton univers impitoyable revu et corrigé par Alexandre. Les plats sont à l’encan, huîtres en gelée, ravioles de homard, foie gras… Du grand prestige français droit dans ses bottes, sauf quand il se lâche, sans jamais tomber du mauvais côté du terroir-caisse. Du coup, c’est parfois inventif mais pas rébarbatif : rougets au quinoa, veau à la polenta et desserts bien exécutés. Jolie cave pleine de boutanches fort agréables, et de belles références régionales.

 

CHALET Z

Megève

Si comme moi vous commettez l’erreur fatale de tailler une bavette avec Lucas, le barman de cette maison d’hôtes, vous ne vous en sortirez pas indemne. D’abord, il faudra slalomer entre les flacons de single malt rares, comme le Dalmore 40 ans d’âge, de bourbons numérotés à la main, ensuite schusser entre les tequilas et les mezcals introuvables, avant d’effectuer un dérapage contrôlé sur un strawberry crush. Du lourd, du très lourd, digne des meilleurs clubs privés londoniens, accompagné de tartines de féra du Léman sur crème de concombre, ou de rillettes de canard maison. Du coup, au moment de passer à table, dans le restaurant monacal chic, avec ses voûtes arrondies et peintes à la chaux, ses tables en pin brut contemporaines et ses coussins rouge, on sent comme une légère faiblesse passagère. Pourtant ce n’est pas le moment. Aux fourneaux, du costaud aussi, Julien Burlat, étoilé au Dôme à Anvers, et ami d’enfance d’Arnaud Zannier, l’initiateur de ce chalet privé. Le ton est plus casual que dans un « gastro » : le chef a délégué son fidèle second dans un esprit cuisine du marché avec les poissons, fromages, charcuteries et confitures locaux. Sur le mode rustique choc, de la cocotte en fonte donc, avec son risotto aux langoustines, crémeux et goûtu, le velouté de topinambours, crème et truffes, fleure bon la noisette et l’artichaut. Pas de surprise du côté de la poitrine de cochon et sa cocotte de légumes, cuits avec justesse. L’acmé du dîner s’avère être le dessert, une tarte au chocolat à la pâte aérienne, recelant en son coeur une mousse d’une insoutenable légèreté au goût de praline.

 

LE STRATO

Hôtel Strato

Courchevel

Dès son ouverture la saison dernière, cet hôtel est entré d’emblée dans le club très fermé des cinq étoiles de la station. Dans le registre chalet alpin contemporain, c’est le must, dû à la volonté de gens du cru, la famille Boix-Vives, ex-propriétaire de la marque de ski Rossignol. Skis de légende, les Strato se déclinent d’ailleurs en photos nostalgiques dans toute la maison. Une maison haute couture, avec 25 chambres et suites cocooneuses et cosy. Elle défie la pesanteur de la crise, y compris en cuisine où Jean-André Charial et  Sylvestre Wahid jouent la carte du classique chic plutôt que le syndrome « BBV » (blinis, beluga, vodka). Ils ont justement évité la transposition neigeuse de leur très luberonnaise maison de L’Oustau de Baumanière qui les a rendus célèbres. Entre tableaux anciens et mobilier contemporain, le crabe d’Alaska côtoie l’oursin en gelée ou la saint-jacques au bouillon de roche. Signés du frère du chef, Jonathan, les desserts sont du même bois que les Strato. Une des très belles découvertes de l’année, auréolée en 2011 d’une étoile Michelin. La seconde devrait suivre.

 

FLOCONS DE SEL

Hôtel Flocons de sel

Mégève

Aux commandes de ce navire amiral des cimes, Emmanuel Renaut n’est pas tombé de la dernière gelée. Décor de bois brut, coucous en cascade, porcelaine fine à l’ancienne, il a tout compris. Ce bonhomme de neige toujours surprenant parfume ses randonnées gustatives de champignons des sous-bois, de provisions des alpages, avec poésie et sans prétention, malgré ses deux macarons au Guide rouge. Fine farce de brochet, écrevisse du lac, jus des carcasses, betterave en gnocchi, biscuit de Savoie, céleri vivace, cuit à la vapeur d’épicéa et de tilleul, poissons de la région. Une cuisine visuelle, actuelle, plongée aux racines des meilleurs maîtres, jusque sur la carte de son Flocons village, plus accessible, mais tout aussi recommandable. N’étaient l’agneau de Nouvelle-Zélande et le nem au beaufort, pas vraiment indispensables.