A l’approche de la diffusion de « Borgia », retour sur la fabrication d’une série événement, lors de son tournage à Prague. L’époque des complexes vis-à-vis des productions américaines semble révolue…

 

24 MILLIONS D’EUROS

« L’Italie sous les Borgia a connu trente ans de terreur, de meurtres, de carnage… Mais ça a donné Michel-Ange, De Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité, cinq cents ans de démocratie et de paix. Et ça a donné quoi ?… Le coucou ! », ironisait le personnage incarné par Orson Welles dans Le Troisième Homme de Carol Reed. Personne ne songerait à consacrer une série au coucou. (Un jour, Roger Federer aura droit à son biopic, mais patientons.) En revanche, pas moins de deux séries se penchent sur la famille italienne : l’une initiée par la chaîne américaine Showtime (responsable de Californication et Dexter) et l’autre par Canal+. A l’origine, en septembre 2008, quelques siècles après le règne fastueux et décadent de la famille Borgia, dans un plus sobre bureau parisien, deux hommes, Takis Candilis, président de Lagardère Entertainment et Rodolphe Belmer, directeur général adjoint de Canal+, se découvrent une volonté commune : développer des projets internationaux. Klaus Zimmermann, producteur chez Atlantique Productions, filiale de Lagardère Entertainment, qui a oeuvré avec la chaîne cryptée (et les coproducteurs allemands de Beta Film) à la mise en branle d’un chantier inédit par ici – par son ambition narrative et esthétique, et par l’ampleur de son budget (24 millions d’euros) –, reconnaît que l’existence d’un projet concurrent représentait « une difficulté, plus grande que celle de ne pas avoir de stars au casting [assuré par Debbie McWilliams, qui a travaillé sur les James Bond, NDLR] car toutes les séries créent leurs propres vedettes. » Assurément, qui se souvenaitde Kiefer Sutherland avant sa prestation dans 24 Heures chrono ? Deux ans plus tard, une fois choisis un sujet, un showrunner –l’éminent Tom Fontana, créateur de la mythique Homicide– et un réalisateur Oliver Hirschbiegel (auteur de La Chute, sur les dernières heures d’Hitler), le tournage s’achève à Prague, dans une ambiance babelienne, où une vingtaine de nationalités s’activent. Parfois, un projet est aussi une histoirede chiffres : 600 costumes loués, 300 fabriqués, 200 ouvriers mobilisés pendant neuf semaines pour reconstituer la cour de la basilique Saint-Pierre, trois mois pour recréer la chapelle Sixtine – à partir d’impressions HD de livres retraçant son histoire. Dans la banlieue praguoise, dans les studios où ont été tournés Babylon AD (ce qui inspire des souvenirs mêlés aux techniciens) et The Tourist, nous voilà sur le Campo dei Fiori romain… et à deux pas d’une rue de Pise. On comprend, devant un tel chantier, nécessitant un rythme de travail soutenu (dix jours pour filmer une heure utile), que John Doman (marquant dans Sur écoute, une des séries emblématiques de HBO), l’interprète de Rodrigo Borgia, dise « se réveiller avec l’impression de ne pas avoir dormi ». Acteur taiseux, qui préfère parler de sa passion pour un obscur club anglais, Stoke City, que de sa singulière trajectoire : appartenant au corps des Marines pendant la guerre du Vietnam, il travailla dans la publicité à son retour (« C’était après la période décrite par Mad Men, mais ce métier était fou. »), avant de devenir comédien à 45 ans.

SEXE, POUVOIR, CRIME, RELIGION

Pour expliquer la réputation dont jouit la création télévisuelle anglo-saxonne, dont il fait voeu de s’inspirer, Zimmermann avance une hypothèse séduisante : « Alors que le cinéma est de plus en plus formaté, la télévision permet des objets plus pointus. » Lieux de retraite des cinéphiles blasés, les séries, depuis une dizaine d’années, sont devenus un terrain d’expérimentation jouissif. Parmi celles qui y ont contribué, l’une, Oz , est l’oeuvre de Tom Fontana, qui s’est vu confier la charge de showrunner sur les Borgia. Elle consiste à « développer l’idée de la série et des épisodes. Je les écris ou les fais écrire, puis j’en discute avec les autres intervenants créatifs. Au tournage, je m’assure que ce qui était sur le papier soit à l’écran. » Quand on lui demande ce qui incite un Américain à se confronter à l’histoire européenne, il répond sans hésiter : « En tant que catholique, je suis fasciné par les papes. Sauf les deux derniers ! Ils incarnent une institution vouée à la défense de valeurs, mais parfois dirigée par les plus corrompus des hommes. Je n’ai jamais pensé à mes projets en termes de nationalité. L’ironie, par exemple, est que Oz a été un carton en Israël, et que je ne sais absolument pas pourquoi ! » Perdu « comme Alice aux pays des merveilles » dans une masse de documentation, sans oublier qu’une abondante littérature consacrée aux Borgia était l’oeuvre de clans ennemis, donc à lacrédibilité suspecte, distinguant « 60 % de faits et 40 % de conjectures », il estime que l’enjeu était de « prendre en compte un public du XXIe siècle, et de trouver comment il allait s’identifier au récit. Mais hélas, le fait que l’histoire se répète est terrible en soi, mais formidable pour moi ! Ce qui est amusant, c’est que la vérité choque bien plus que mes inventions ! » Il trace deux parallèles : « Quarante ans avant le début du récit, Constantinople est envahie par les musulmans – et aujourd’hui, la peur abstraite de l’envahisseur revient. Mais le véritable sujet de la série, c’est le monde du capitalisme financier. On peut envisager le Vatican comme une entreprise qui contrôle un produit global. Ma ported’entrée, c’est l’intimité du pouvoir. Washington est à l’image du Vatican, intrinsèquement corrompu, et Obama est un peu comme Rodrigo Borgia, un type considéré comme un étranger qui arrive avec la volonté de changer le système. » La vision des quatre premiers épisodes confirme une volonté de contemporanéité. Filmés dans un style quasi documentaire, ils oscillent entre polar, opéra bouffe et tragédie sèche, où les enjeux s’entrechoquent : sexualité, cupidité, appétit de pouvoir, foi tourmentée, portés par des acteurs puissants. L’image, magnifique, offre un rendu incroyablement charnel, dense. La nouvelle caméra Alexa, d’une grande sensibilité aux sources de lumière naturelle, s’est idéalement accordée avec le recours massif aux bougies et aux torches. Fontana est conscient de la variété de la palette narrative : « Cette série ne repose pas sur des antagonismes simples. Le studio était un peu inquiet avant de comprendre qu’ils n’étaient pas nécessaires. Peut-être que je me suis tiré une balle dans le pied ! »

ROME, DICKENS ET LES TRAGÉDIES GRECQUES

Dans un ancien palais praguois du XVIe siècle, qui, après avoir été reconverti en appartements communautaires sous l’ère communiste, a retrouvé ses couleurs, et sert pour les scènes d’intérieur, Fontana revient sur ses inspirations : « J’avais toujours mes promenades à Rome à l’esprit. Le danger, lorsque vous faites unesérie sur des personnalités haut placées, c’est d’être trop classe, et d’oublier qu’il y avait des gens ordinaires affectés par leurs décisions, il me fallait comprendre comment insuffler de la vie aux personnages. C’est aussi pour ça que j’ai été inspiré par les tragédies grecques ou les romans de Dickens. » Même s’il fait grand cas de son travail, il se montre interloqué devantles louanges, parfois démesurées, dont font l’objet les séries américaines : « Elles peuvent relever de l’art, mais la plupart sont, disons, utilitaires… » En contrebas, devant le buffet, une ravissante rousse, dont on apprendra qu’elle joue Lucrèce (l’histoire n’a su dire si elle était tout à fait pute ou s’adaptait aux circonstances), déjeune en peignoir rose, des cardinauxfument une cigarette, des soldats boivent un café… Remarquant un prêtre téléphonant, Fontana se réjouit de « pouvoir écrire une scène où il faut prendre son cheval pour pouvoir parler à quelqu’un, plutôt que de l’appeler. » Il aspire à étendre son récit sur cinq saisons, pour capter « la transition de l’Europe entre le Moyen Âge et la Renaissance ». Au fond, de la pire– celle des Borgia – à la meilleure – celle des décideurs et des créatifs –, toute révolution culturelle s’appuie avant tout sur des intentions. Prions pour que celles-ci servent désormais de repères… Borgia, de Tom Fontana, diffusion

 

la famille borgia

Cette famille d’origine espagnole a donné deux papes : Calixte III (de 1455 à 1458), et son neveu Rodrigo Borgia qui deviendra Alexandre VI (1492-1503). Avec un sens de la chasteté flexible (six enfants illégitimes, dont l’un, Juan, sera l’un des modèles de Machiavel dans la rédaction du Prince), mais avec un appétit pour le pouvoir assez aiguisé pour ne pas renoncer à la corruption, Rodrigo était autant soucieux d’assurer l’avenir de l’Eglise romaine que celui de ses enfants. Il laissera dans l’imaginaire collectif une image désastreuse, sans doute exagérée par ses ennemis. Lui, comme sa famille, sera associé à des meurtres fratricides, des incestes, au népotisme, en formant le premier clan mafieux de l’histoire. Alexandre VI aura cependant un goût exquis, commandant des tableaux auTitien, à Andrea della Robbia ou à Benvenuto Cellini.

en octobre sur Canal+.