Style Le 06/11/2015 par La rédaction

Coulisses : dans les ateliers Kiton, l’ultime tailleur transalpin

Difficile à croire, et pourtant, en 2015, il existe encore quelque part en Méditerranée des artisans capables de réaliser presque intégralement de leurs mains les costumes des grands de ce monde. Et c’est dans la baie de Naples, au pied du Vésuve, que cela se passe. Cette pratique d’un autre temps a cours tous les jours dans les ateliers de Kiton, l’une des dernières maisons transalpines gardiennes d’un savoir-faire ancestral. 

Par Edson Pannier

Il est 8 h 15 tapantes à Arzano, dans la région de Naples, lorsque les maîtres tailleurs de Kiton débutent leur journée. Ils se retrouvent ainsi chaque matin dans l’atelier principal de la griffe pour confectionner dans la plus pure tradition sartoriale napolitaine ces vestes qui ont fait et continuent de faire les beaux jours de l’enseigne. De prime abord, on se croirait dans un établissement industriel comme il en existe quantité aujourd’hui. La faute sans doute aux dimensions spectaculaires du lieu que l’on n’imagine guère pour un « laboratorio » à l’ancienne. Le brouhaha des quelque 180 tailleurs et couturières ici réunis couvre le son à peine audible de la petite vingtaine de machines à coudre qui occupent une infime partie de la pièce. Celles-ci serviront à assembler le centre et les flancs du vêtement ; pour le reste : une aiguille, du fil et des petites mains.

Car ici le « fatto a mano » est affaire de religion, une exigence ancrée dans l’ADN de Kiton depuis sa création par Ciro Paone à la fin des années 1960. Ce marchand de tissu napolitain a bâti un empire en regroupant sous son égide une poignée de tailleurs de la région appelés à disparaître face à la concurrence massive du prêt-à-porter. Alors que Paone s’occuperait du stylisme et de la commercialisation, voyageant à travers l’Europe pour développer de nouveaux marchés, les tailleurs, eux, uniraient leurs forces pour fabriquer une veste inimitable, réalisant chacun une tâche plutôt que d’exercer seuls dans leur échoppe comme il était de coutume à l’époque.

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Nouvelle organisation, règles inchangées

Depuis, la petite entreprise a pris du galon en élargissant son offre aux souliers, chemises, cravates, pantalons, mailles, ou articles de sportswear, en continuant de faire appel aux meilleurs dans leurs domaines respectifs, et parfois même en sauvant de la banqueroute de petits ateliers spécialisés. Malgré une nouvelle organisation, les règles restent inchangées et la qualité nécessite toujours autant de temps à l’ouvrage, voire encore davantage. Il faut en tout pas moins de vingt-deux heures pour fabriquer une veste, et celle-ci devra passer par 22 stades de confection et 3 contrôles de qualité avant de faire partie des 70 heureuses élues qui sortent chaque jour de l’atelier d’Arzano. Des chiffres à des années-lumière de ceux de la grande distribution.

Pourtant, avec sa cinquantaine de boutiques sur trois continents et son millier d’employés dans le monde, la maison napolitaine n’a pas à rougir devant les gros calibres des marchés financiers. Lorsqu’on l’interroge sur l’éventuelle entrée en Bourse de la société, Maria Giovanna, vice-présidente et fille de Ciro, répond qu’elle fait mine de s’y préparer sans pour autant sauter le pas : « Pour quoi faire ? Une entreprise familiale, c’est déjà un peu comme la Bourse, sauf qu’ici les actionnaires sont des frères et sœurs, et des cousins. C’est au CEO de faire grandir la société, en respectant les volontés de chacun. » Une tâche qui incombe désormais à Antonio De Matteis.

Aujourd’hui, ils sont cinq de la seconde génération Paone à travailler dans l’entreprise familiale : outre Antonio et Maria Giovanna, il faut compter avec Raffaella, directrice des ressources humaines, Silverio, chargé de la  production, et Antonio (encore un !) qui gère les Etats-Unis. Malgré un grave accident de santé, Ciro Paone continue de veiller au grain. Lorsque son entreprise a fait l’acquisition l’an dernier de l’ex-forteresse milanaise de Gianfranco Ferré pour y installer le Palazzo Kiton, le fondateur a tenu à suivre personnellement l’avancée des travaux. On raconte même qu’il aurait demandé au portier du QG d’Arzano de l’informer de l’heure d’arrivée au bureau de ses enfants et neveux, c’est dire si avec lui la famille est au garde-à-vous. C’est désormais à la bande de cousins qu’il revient de développer l’entreprise tout en la consolidant avant de passer le flambeau à la troisième génération. Et la passation à déjà commencé par l’arrivée des jumeaux Walter et Mariano, les fils d’Antonio De Matteis.

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Des employés chez eux

Les murs du long couloir menant à la cantine sont recouverts de photos retraçant l’histoire de la maison à la manière d’un album de famille. Une famille étendue au-delà des liens du sang, puisque les employés sont également ici chez eux. L’entreprise leur a rendu hommage avec une exposition de portraits des 630 artisans qui travaillent pour Kiton à travers le monde, intitulée « Milletrecento Mani ». Les œuvres signées du peintre Mimmo Paladino qui habillent l’imposant hall d’entrée du bâtiment principal sont voulues par le fondateur comme un cadeau à ses équipes. Ici, tout est fait pour que les tailleurs exercent leur artisanat dans les meilleures conditions. L’ambiance est telle que des familles se sont même formées au sein des ateliers : y travaillent désormais ensemble des parents, des enfants, des femmes, des maris… et même leurs maîtresses !

Pas de doute, on est bien dans le sud de l’Italie et l’atelier devient parfois le théâtre de drôles de tragédies. Pour certains, leurs enfants étudient à l’école de tailleurs que l’entreprise a ouverte il y a une dizaine d’années dans le bâtiment adjacent. Un établissement unique qui bénéficie déjà de la reconnaissance du milieu. Deux professeurs – Mario et Tamaro –, retraités des ateliers Kiton, délivrent leur savoir-faire à une trentaine d’étudiants triés sur le volet. Parmi eux, Alice, 21 ans, qui a abandonné sa fac d’éco à Milan pour avoir « un vrai métier entre les mains ». Quand le taux de chômage des jeunes en Italie ne cesse d’augmenter, 100 % des élèves de l’école Kiton trouvent du travail à la fin de leurs trois années d’études. Certains rejoindront leurs aînés au sein des ateliers de la marque. A leur tour, ils habilleront la très élégante clientèle de Kiton qu’on dit aussi bien composée d’aristocrates européens ou de leaders politiques que de jeunes patrons de la Silicon Valley, mais chut… la maison pratique une discrétion digne des plus grandes agences de renseignements. 

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3 questions à Antonio De Matteis, CEO de Kiton et neveu de Ciro Paone :

Vous êtes à la fois à la tête d’une entreprise et de son studio homme. Comment conciliez-vous ces deux postes ?

Créatif et capitaine ! Deux rôles que j’endosse à des moments différents, mais qui font partie d’une seule et même synergie de groupe. De grosses responsabilités, mais aussi le plaisir de travailler avec une grande équipe.

Diriger une telle institution est un défi au xxie siècle. Comment la faire évoluer sans la trahir ?

L’innovation est un travail de chaque instant, et elle aide l’entreprise à évoluer pas à pas, en préservant ses produits et ses clients.

Qui est l’« homme  Kiton » ?

Quelqu’un de simple, mais qui sait ce qu’il veut, qui s’habille avant tout pour lui-même, et avec un souci de qualité qu’il ne trouve pas ailleurs.


Le projet K-50

Le modèle K-50 est celui qui s’apparente le plus à la haute couture en matière de tailleur pour homme. Un unique artisan en est responsable, il prend lui-même les mesures sur le client, puis réalise l’intégralité du costume tout au long des multiples étapes, seul,

comme les tailleurs d’antan. Dans l’atelier, exclusivement quatre personnes parmi les plus talentueuses sont habilitées à réaliser des K-50. Parmi celles-ci, Ciro Cuomo, qui revient justement d’un séjour au Kazakhstan où il est allé reprendre les mesures d’un client.


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Kiton en chiffres:

 

630 tailleurs dénombrés dans les ateliers Kiton à travers le monde

45 minutes et 10 personnes pour fabriquer une poche de poitrine

30% de plus que dans les autres entreprises du secteur, pour le salaire des tailleurs

3 500€ : le premier prix pour un costume Kiton

30 000 € : la pièce la plus onéreuse de la collection, un manteau en vigogne

500 000€ de marchandises sortent de l’atelier chaque jour

200 km de tissus stockés dans le magazzino

22 étapes pour une veste, 17 pour une chemise


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