Style Le 12/11/2015 par La rédaction

J.M. Weston, au coeur du cuir

Comment passer d’une peau de bête à une paire de derbys ? Par les volontés croisées d’un grand patron parisien et d’un artisan du Limousin. Plonger au cœur des secrets de fabrication de la maison J. M. Weston relève du rite initiatique, c’est presque de notoriété publique. Encore faut-il le voir pour le croire…

Par Anne Gaffié

 

Plonger au cœur des secrets de fabrication de la maison J.M. Weston relève du rite initiatique, c’est presque de notoriété publique. Encore faut-il le voir pour le croire. Tout commence à la tannerie. Les odeurs âcres qui prennent à la gorge, le bruit infernal de machines sans âge, les étapes de travail se succédant à l’infini… Là-bas, on parle avec des mots qui n’existent pas ou peu dans le dictionnaire, on compte le temps en semaines ou même en mois, rarement en heures, mais surtout pas en minutes. On mesure en millimètres. On fait des réserves de matières premières de peur d’avoir à manquer face à cet autre monde qui bouge, et on a les mains abîmées toujours au même endroit. Le tout pourrait vite faire penser à l’univers inquiétant d’un film de Kubrick.

Chez J.M. Weston, le savoir-faire est élevé au rang de science, là où le hasard n’a pas sa place. Une obsession de perfection qui justifie à elle seule le prix d’un produit de luxe. L’assurance d’une paire de chaussures absolument parfaites. EPI, propriétaire de la marque et d’autres fleurons du luxe, le sait bien. Lorsque le groupe français rachète dans les années 1980 les tanneries Frédéric Bastin & Fils à Saint-Léonard-de-Noblat, c’est autant pour assurer l’avenir de son historique manufacture, située non loin de là à Limoges, que pour sauver bravement ce qu’il reste du patrimoine vivant de la région.

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L’établissement date du milieu du xixe siècle, et lorsqu’on le visite, il saute aux yeux que, à part la nouvelle station d’épuration, rien n’a vraiment changé depuis. On sent bien qu’ici c’est une affaire de famille, où le flambeau se transmet de génération en génération. Le métier est difficile, harassant, hors du temps, mais il reste une passion. Ici, on fabrique uniquement les cuirs dits « à semelle » et « à première », ceux qui formeront le dessous de la chaussure. Le reste des cuirs est produit au Puy-en-Velay, encore en France. Les peaux sont livrées brutes, on vous passe l’odeur. Deux-trois palettes par semaine, à raison de 100 kg chacune. Elles arrivent de Montbéliard, mais aussi des régions de Simmental en Suisse allemande ou d’Allgäuer en Bavière. Il faut aller les chercher de plus en plus loin, les bonnes vaches se font rares face à l’élevage intensif, et la qualité décline. L’inquiétude est palpable. Alors les artisans n’ont pas le droit à l’erreur.

Chez Bastin & Fils, pas de haute technologie, c’est la main de l’homme qui perpétue le savoir. Il faut au total neuf étapes de fabrication pour transformer une peau de bête en cuir maroquinier. On la « foule » dans de grandes cuves comme autrefois à la rivière, un quart d’heure par heure, pendant quatre jours de suite. On la tanne à la « basserie » dans des bains de tanin de sève de châtaigner, en laissant macérer pendant un mois et demi, deux parfois. On assouplit, compter trois-quatre jours de plus, on nourrit à l’huile vierge de foie de morue, on « met au vent » pour dérider le cuir dans des séchoirs à 40° pendant quarante heures, on « compacte » au marteau et, enfin, on « met à plat ». Il faut pouvoir assurer un stock d’un an d’avance, et 85 % de la production part directement chez J.M. Weston. Autant dire qu’il est difficile qu’un homme manque à l’appel – même si tous sont formés à tous les postes en cas de besoin –, ou qu’une machine tombe en panne – même si les pièces de rechange de ces machines d’un autre siècle, expression qui n’est pas un euphémisme, sont fabriquées sur mesure. Il n’y a guère qu’en dessous de –18°, l’hiver, que l’activité s’arrête, c’est déjà arrivé.

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Pendant ce temps, à 30 kilomètres de là, c’est un peu comme si la civilisation avait repris ses droits. Aux pieds des artisans, les chaussures en cuir ont remplacé les bottes en caoutchouc. Beaucoup sont signées Weston, mettant à mal l’adage selon lequel les cordonniers seraient les plus mal chaussés. C’est amusant de voir un pied chaussé de bottine Cambre s’agiter sur la pédale d’une vieille machine à coudre. Un anachronisme qui résume finalement à merveille l’incongruité de la situation : 160 personnes travaillent à la manufacture de Limoges, déplacée en 1989 du centre-ville à la zone artisanale. Le bâtiment n’a aucun cachet, mais c’est une fois passée la porte des ateliers qu’on entre dans le vif du sujet. Ici, il faut compter entre 180 à 220 prises en main pour fabriquer une paire de chaussures, alors l’atmosphère est à la concentration, au recueillement, même pour les visiteurs. La machine semble si bien huilée qu’on s’excuserait presque de déranger.

Certaines étapes fascinent plus que d’autres, comme celle du « cousu main norvégien » aux 17 fils de lin poissé et à la précision d’un surjet intradermique de chirurgien esthétique, ou celle de cette machine baptisée « Dark Vador » qui avale littéralement le cuir pour l’ajuster au millimètre près sur la pointe de la chaussure. Entre deux scènes de torture, et comme autant de parenthèses, petite pause en « salle des mariages », où dessus et dessous de la chaussure se retrouvent pour la première fois, ou au « parc à formes », où sont stockés et classés les quelque 50 000 références de tailles disponibles, en longueur et largeur de pied, croisées autant de fois que nécessaire. Mais c’est l’étape de la mise sous plastique de protection, exactement comme on vous emballe un bagage à l’aéroport, qui sonne le passage à la fabrication de la semelle.

Et c’est reparti pour un tour. « Mur Gravuré », « Cousu Good Year », la complexité de ces appellations préfigure celle des opérations. C’est comme une histoire sans fin. Ce sont les « bichonneuses » qui auront le dernier mot, traquant le moindre petit défaut, allant même jusqu’à peindre au pinceau l’infinitésimale épaisseur de cuir laissée brut à l’intérieur des œillets. Et que vous n’auriez probablement jamais remarquée. 

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J.M. Weston en chiffres:

170 artisans

1 des 3 dernières tanneries végétales en Europe

40 heures minimum pour dérider le cuir

180 à 220 étapes de fabrication

50 000 références de chaussures


La tannerie

160 ans d’existence

85 % de la production pour J.M. Weston

9 étapes de fabrication

1 an d’avance de stock

2 mois de bain de tanin

4 jours pour assouplir la peau


La manufacture

25 ans d’existence

50/50 hommes-femmes

1/10 seulement des peaux proposées est retenue

17 fils de lin poissé pour le cousu norvégien

5 patronages, dans 99 pointures et largeurs différentes, pour le mocassin 180

2 mois de fabrication pour les modèles de série

10 semaines pour les commandes spéciales, prioritaires

12 mois pour le modèle « Chasse », le plus complexe à réaliser


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