Style Le 03/11/2015 par weboptimum

Giorgio Armani, créateur et chef d’entreprise de génie

Voilà qu’à 80 ans, il redouble d’énergie. Giorgio Armani fête cette année les 40 ans de sa marque, avec entre autres l’ouverture d’un musée rétrospective à Milan, qui vient couronner une décennie de croissance record. Le Roi Giorgio, comme le surnomment les Italiens, a un statut à part dans le monde du luxe. Créateur de génie, mais aussi brillant industriel, intuitif, visionnaire, il est l’un des rares à diriger, gérer et posséder 100 % de sa société. Et pèse aujourd’hui à lui seul quelque 8 milliards de dollars.

Par Jessica Michault, Anne Gaffié et Baptiste Piégay

 

C’est le genre de personnage à qui l’on associe volontiers un titre d’œuvre. Celui d’un livre, d’un film, d’une chanson, histoire de rendre la success story encore plus romanesque. Et il faut reconnaître que « I Did It My Way », de Frank Sinatra, lui va comme un gant. Depuis plus de cinquante ans, dont quarante cette année pour sa marque, et quatre-vingts au compteur de la vie, le créateur italien a bâti un empire comme il en existe peu dans l’industrie du luxe. De ceux qui combinent trois principes : partir de rien ; se faire tout seul ; travailler en totale indépendance. Autant dire que ceux qui réunissent ce tiercé gagnant se comptent sur les doigts d’une seule main.

Mais bien au-delà de basses considérations financières indéniables, Giorgio Armani a également su imposer au monde de la mode, masculin comme féminin, un ton qui n’appartient qu’à lui, et reconnaissable entre mille. Une allure vestimentaire, cette silhouette longue et fluide, mais aussi un style de vie, là-bas, en Italie, on appelle ça le « lifestyle ». Il a en effet été l’un des tout premiers à explorer le monde de la maison, de la restauration et de l’hôtellerie. Faisant ainsi de son entreprise une référence en matière de vision globale du marché du luxe. « J’ai toujours essayé d’être aussi personnel que possible. Ce n’est pas parce que tout le monde fait à sa façon, que ça donne du sens à la vôtre », assure avec le recul nécessaire le créateur.

Tout commence en 1975. Avec 10 000 dollars en poche, le jeune quadra italien lance sa marque éponyme avec une toute première collection masculine, aidé de son ami de toujours, à la ville comme à la scène, Sergio Galeotti. Immédiatement, le monde de la mode en prend acte. C’est bien la première fois que les hommes se voient proposer un tailoring souple et confortable, qui ne perd pour autant rien de son élégance. Ces nouveaux costumes, à la construction toute déstructurée, vont marquer une époque et un tournant dans l’histoire de la mode masculine. Pas étonnant que Giorgio Armani ait fait médecine avant de changer de voie, on lit une haute connaissance du corps et une grande maîtrise du mouvement dans son travail.

Et si l’on ajoute à cela une passion pour le cinéma, les heures passées, gamin, à visionner l’Hollywood de l’après-guerre dans les salles obscures, on tient probablement les deux ingrédients principaux de sa recette miracle. Sa passion pour le septième art ne le quittera plus, faisant de lui LE couturier costumier des plus grandes stars. A commencer par Richard Gere dans American Gigolo, sorti en 1980, dont le style inédit et inégalable signa alors la carte de visite du créateur et agit encore aujourd’hui comme un marqueur sérique. Il y a eu un avant et un après ce film, dans l’histoire de la marque mais aussi dans l’histoire de la mode masculine. Suivront d’autres productions cultes, comme Miami Vice, Les Incorruptibles, Le Loup de Wall Street, et le dernier Batman, The Dark Night Rises… Au total, quelque 200 films portent la griffe Giorgio Armani.

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Il ne fallut pas longtemps au couturier italien pour percevoir l’intérêt d’habiller les grands noms du red carpet, vecteurs d’images hors pair,  et donc de communication. De même qu’il saisit remarquablement vite, dès le début des années 1980, la nécessité stratégique de parler à la jeune génération montante, future consommatrice en puissance de l’Armani world. « Emporio Armani », « Armani Jeans », « Armani Junior » sortent rapidement des studios suivis  d’« Emporio Underwear », swimwear, lunettes, accessoires, parfums… La machine était lancée. Elle est, depuis, entièrement contrôlée, dirigée et financée par Giorgio Armani « himself ».

« En mode particulièrement, la tendance s’inverse si rapidement et sans prévenir, qu’il faut constamment tenir son propre cap, sans quoi vous êtes perdu. Et le simple fait que j’en sois là aujourd’hui prouve bien que cette stratégie fonctionne. » Et ce ne sont pas les chiffres qui le contrediront. En 2013, le groupe Giorgio Armani S.p.A. affichait officiellement au compteur un peu plus de 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Avec une progression constante et notable dans tous ses secteurs, ce qui relève du miracle par les temps qui courent. « Le succès d’une marque, estime Giorgio Armani, repose sur sa capacité à conjuguer création et commerce, à répondre aux attentes des clients et donc à vendre. Nos profits sont solides, nos liquidités importantes, et cela permet à l’entreprise d’accélérer ses investissements, son développement, et ainsi d’assurer son avenir. »

Aujourd’hui parfaitement bien rodée, la machine Armani pourrait largement passer en vitesse de croisière. Complète jusqu’au bout de la chaîne, avec ses hôtels premium, montés en partenariat avec Emaar, un des géants de l’immobilier de Dubaï, et ses multiples projets résidentiels aux quatre coins du monde – Mumbai en Inde, Chengdu en Chine et Miami en Floride… Mais ce serait sans compter sur l’énergie exceptionnelle de cet entrepreneur stakhanoviste, qui vient tout juste d’être nommé ambassadeur spécial de l’expo universelle 2015 qui sera inaugurée à Milan le 30 avril prochain.

L’occasion pour lui de fêter à sa juste valeur les 40 ans de la maison, avec la production d’un défilé rétrospective et surtout l’inauguration de l’Armani Silos, un musée ouvert au public réunissant les archives de la maison de couture, à deux pas du Teatro Armani, le QG du maestro, créé par l’architecte japonais Tadao Andō au début du xxie siècle. Histoire d’ouvrir et de fermer des pages à l’infini.

Armani bâtisseur

Il a construit un empire global de la mode, mais ce n’est pas tout : plus concrètement encore, Giorgio Armani est un bâtisseur. Qu’on en juge : il a réinvesti une usine Nestlé à Milan, la confiant aux bons soins de l’architecte Tadao Andō, pour en faire un lieu dédié à la mise en scène de ses défilés et événements. L’inauguration du nouveau bâtiment « Silos Armani » sera l’un des moments forts du printemps 2015 : il accueillera le musée Armani, regroupant l’ensemble du fonds de la Maison. Également voué à recevoir des manifestations artistiques, l’espace sera « [sa] propre Tate Gallery », pour reprendre son expression. En plus des deux Armani Hotels de Dubaï (le premier du nom, inauguré en 2010) et de Milan, en attendant celui qui ouvrira à Marrakech en 2015, il a entrepris de monter un réseau de résidences haut de gamme : Armani/Casa (du nom de ses boutiques dédiées à l’ameublement et à la décoration), en partenariat avec des entrepreneurs locaux, mène ainsi de front plusieurs projets, à Miami, Mumbai, Istanbul, Dubaï…

Armani sur grand écran

1980 : en un film, American Gigolo, de Paul Schrader, deux mythes naissent, celui d’un sex-symbol universel, Richard Gere, et d’un couturier, Giorgio Armani. Il habille le personnage du gigolo piégé, méticuleux, définissant à la fois son caractère – présomptueux, vaniteux – et une époque qui s’abandonne voluptueusement au luxe, voyant dans ces costumes à la coupe impeccable, aux teintes délicates, une certaine idée du succès. Ses fameux « power suits » feront aussi le bonheur des protagonistes de la série Miami Vice, s’incrustant durablement dans l’imaginaire pop des années 1980, comme en témoigneront aussi leurs apparitions dans les romans de Bret Easton Ellis.

En mars 1990, ses tenues créées pour Michelle Pfeiffer et Jodie Foster donneront un sérieux coup de jeune au tapis rouge de la soirée des Oscars. Aujourd’hui, un service dédié aux VIP coordonne les demandes des publicistes désireux de voir leurs clients habillés par la firme italienne. Ce ne sont pas moins de 200 films auxquels la maison participera, dont les récents The Dark Knight (2008, réalisé par Christopher Nolan) et Le Loup de Wall Street (de Martin Scorsese, 2013). Là encore, le personnage de DiCaprio, incarnation du capitalisme vorace, a un vestiaire estampillé Armani, où dominent les costumes croisés – dont certains issus des archives du maître. Comme l’expliquait récemment le créateur, il s’agissait de « trouver un style faisant d’un homme un super-héros, tout en épaules et taille étroite, avec pour effet de lui dessiner un torse en V, soutenu par des jambes droites, puissantes ». Si Armani a si souvent habillé les personnages de films, c’est qu’il capte admirablement leurs émotions et leurs remous secrets. Le rarissime documentaire que lui a consacré Martin Scorsese en 1990, Made in Milan, vaut de partir à sa recherche.

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Ses villégiatures

Dix officielles (plus un bateau) à ce jour dans le monde, toutes d’esprit, de fonction et d’horizons très différents, avec une prédilection pour le style des années 1930, sans trop d’œuvres d’art (« l’art appartient aux musées », aurait-il dit un jour), mais toutes placées sous le signe d’Armani Casa, cela va de soi.

– Le « Palazzo », sa résidence principale, sur trois niveaux au sein de la « forteresse » milanaise des headquarters de la via Borgonuovo, avec jardins, piscine intérieure et bibliothèque recelant plus de 3 000 ouvrages de mode, art, cinéma, design…

– Une maison de campagne à Broni, à 50 km au sud de Milan…

– Un penthouse à New York, sur Central Park West, rénové avec l’aide de Thomas O’Brien d’Aero Studios, avec une terrasse de 300 m2 doublant la surface de l’appartement.

– Un appartement parisien à Saint-Germain-des-Prés.

– Une résidence balnéaire à Pantelleria en Sicile, son « refuge », où il aime passer ses vacances depuis plus de trente ans (il y a même, paraît-il, rhabillé gracieusement les membres de l’église locale en 2011).

– Deux autres toujours en Italie, à Forte dei Marmi et à Portofino.

– Une encore à Saint-Tropez.

– Une propriété à Antigua, aux Antilles, où il possède une superbe villa deux-en-un, Villa Flower et Villa Serena (disponibles à la location, avec le personnel inclus), complétées de pavillons d’invités, de plusieurs piscines, d’un jardin tropical luxuriant et d’une plage privée, le tout dominant la Galley Bay.

– Un chalet à Saint-Moritz, en Suisse.

– Un yacht, le Main, sorti des chantiers Codecasa Yachts
en 2008, un 65-mètres spectaculaire, l’un des plus gros d’Italie, ayant demandé trois ans de travaux, et 60 millions de dollars. Il est venu remplacer le Mariu (du prénom de sa mère, Maria), achevé en 2003, un 50-mètres bicolore longtemps « domicilié » dans le port de Saint-Tropez, et revendu depuis à un tycoon chypriote.

Sa garde rapprochée

On les appelle « i fedeli » (les fidèles) :

– Deux nièces : Silvana (59 ans), qui dirige le studio femme, et Roberta (43 ans), filles de son défunt frère aîné Sergio qui avait lancé Emporio en 1981.

– Un neveu, Andrea Camerana (44 ans), le fils de sa sœur cadette Rosanna, très occupé à la partie business de l’affaire familiale.

– Pantaleo Dell’Orco, dit « Leo », 61 ans, ancien mannequin, ami et collaborateur de Giorgio depuis vingt ans, il dirige le studio homme.

L’épisode Beckham

Pas de success story sans « son petit storytelling », que voici : en 2007, la maison Armani a signé un contrat sans précédent avec David Beckham, 32 ans à l’époque et encore en piste au Galaxy Star de Los Angeles, faisant de l’Anglais le footballeur le mieux payé du monde. Un montant de 20 millions de livres sterling, comprenant les honoraires annuels et les royalties, pour devenir ambassadeur mondial de la marque pendant trois ans. C’était son premier contrat avec la mode, à un moment clé de sa carrière, il ne fallait pas qu’il se rate, et son manager 19 Entertainment l’avait bien compris. Après Vodafone et Gillette, mais bien avant H&M, le voilà donc qui se retrouve, en 2008, à vanter les mérites de la ligne « Emporio Armani Underwear », sur un panneau de 310 m2 à l’angle des via Cusani et Broletto, ce dont les Milanais(es) se souviennent encore.

Un très bon coup, marketing, shooté à Los Angeles par Mert & Marcus et qui se terminera en apothéose dans une version avec Madame, en 2010. A la polémique qui avait suivi, remettant en question la véracité non retouchée de son anatomie, David Beckham aurait répondu : « I actually had this retouched a bit smaller » (en fait, je l’ai fait retoucher à la baisse). 

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L’autre Armani

Elle est probablement le visage le plus connu de l’entreprise, après celui de son oncle. Roberta Armani officie depuis presque trente ans à ses côtés. Voire à sa place, puisqu’elle est pour ainsi dire partout où il ne peut pas être. Et si c’est dès l’âge de 16 ans qu’elle met un premier pied à l’étrier, à la boutique Emporio Armani de Madison Avenue à New York où son oncle l’a envoyée, ce n’est que quinze ans plus tard, au début des années 2000, qu’elle est officiellement intronisée directrice des relations publiques de la maison. Il faut dire que cette jolie brune a du charisme à revendre. Celle qui dit volontiers qu’elle aurait aimé être actrice est devenue l’ambassadrice indispensable de la marque à l’étranger, particulièrement auprès des happy few et du Tout-Hollywood qu’elle tutoie de près. L’assurance pour son oncle de perpétuer la cérémonie du red carpet, point fort de la maison.

L’aventure American Psycho

Qui ne se souvient des références insistantes de Patrick Bateman, sombre héros de Bret Easton Ellis dans American Psycho et archétype du yuppie trash de l’Upper West Side new-yorkais de la fin des années 1980, synthétisant à lui seul un âge d’or du prêt-à-porter masculin, forcément griffé Giorgio Armani ? Costume un peu flottant, chemise rayée option col blanc, bretelles et cravate large… « Evelyn and I are by far the best-dressed couple. I’m wearing a lamb’s wool topcoat, a wool jacket with wool flannel trousers, a cotton shirt, a cashmere V-neck sweater and a silk tie, all from Armani », plastronne le serial killer devant son miroir.

Les huit lignes

Le groupe Giorgio Armani S.p.A. ne compte pas moins de huit « marques dans la marque », sans même parler de ses activités de restauration, hôtellerie, librairie et productions annexes (cosmétiques, confiserie et boutiques de fleuristes). Une profusion qui n’est pas sans risques. La diversification des collections et des produits dérivés (danseuses très lucratives des marques de luxe au tournant des années 2000) a  posé ces dernières années un vrai cas de conscience, financier surtout, à tous ceux qui y ont goûté. Trop diversifier coûte cher, et une marque peut y perdre son identité originelle. Giorgio Armani a été l’un des premiers à s’y essayer, et pas qu’un peu. Mais il fut également tout aussi prompt à lever le pied, en reprenant à temps le contrôle intégral de toutes ses lignes. Comme le commentait récemment Didier Grumbach, alors président  de la Fédération française de la couture : « Il a senti avant les autres que l’ère des licences était terminée. »  Du grand « art of business ».

L’après Giorgio

Il n’y a jamais eu autant d’articles sur le sujet de « l’après ». Et s’il est vrai que l’heure tourne, Giorgio Armani n’en est pourtant pas à son premier coup dur. La disparition de son alter ego en 1985, dont tout le milieu disait à l’époque qu’il ne se relèverait pas, un gros pépin de santé en 2009, qui changea à tout jamais sa vision du travail… Alors ce n’est pas un 80e anniversaire au compteur et un 40e à fêter en 2015 qui devraient semer la panique.

L’intéressé, en tout cas, semble toujours aborder le sujet avec une distance certaine (il n’en va pas de même pour son entourage). A peine évoquée l’idée d’une entrée en bourse, carrément repoussée celle d’un rachat de parts par LVMH à la fin des années 1990…  Pour le Wall Street Journal*, la stratégie familiale consiste à renforcer l’organisation interne de façon à ce que tout roule, quoiqu’il arrive. Les équipes en haut de la pyramide sont bétonnées, les meilleures dans le milieu paraît-il, et les stratégies sont réajustées régulièrement. Le maître des lieux connaît par cœur non seulement la force de son entreprise mais aussi toutes ses faiblesses. Normal, il y a tout fait et semble y être partout à la fois.

* « The future of Armani », article paru en mai 2012.


Giorgio Armani en chiffres:

40 ans de création

28 0000 looks dessinés 

8 milliards de dollars : sa fortune personnelle

10 000$: son capital de départ

580 looks par an

8 marques dans la marque


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