Horlogerie Le 12/11/1072 par weboptimum

La guerre des e-watchs est déclarée

Depuis trente ans, les horlogers suisses régnaient en maîtres et en toute sérénité sur leurs belles mécaniques de précision. Mais voilà que des trublionss venus d’ailleurs entendent les détrôner avec leurs montres connectées associées aux smartphones. Feu de paille ou révolution ? Voilà qui rappelle furieusement la crise du quartz des années 1970 qui a failli voir disparaître l’industrie tout entière. Bis repetita ?

Par Vincent Daveau et Aymeric Mantoux

 

3 janvier 2015. 9 h 55. Un communiqué parvient dans les rédactions à quelques semaines du Salon international de la haute horlogerie de Genève : « La Maison Montblanc est heureuse de vous dévoiler le premier e.bracelet pour une pièce horlogère mécanique. » La nouvelle, connue jusqu’ici de quelques initiés, fait l’effet d’une bombe. La marque du groupe Richemont est en effet la première maison traditionnelle du secteur à s’engager dans la bataille des montres connectées. Surtout que le milieu bruissait d’une autre rumeur, l’annonce prochaine par Jean-Claude Biver – patron de TAG Heuer, d’Hublot et du pôle horloger du géant du luxe LVMH – d’une montre « intelligente ».

Ceci alors que l’arrivée toujours imminente de l’e-watch d’Apple a été maintes fois repoussée depuis un an. Quelques semaines plus tard, à la foire de Bâle, équivalent dans l’horlogerie du Mondial de Paris pour l’automobile, ce sont pas moins de six acteurs de l’horlogerie dite « classique » qui présentent leurs prototypes de montres connectées ou annoncent des projets en ce sens : Breitling, Bvlgari, Frédérique Constant et Alpina, ou encore Mondaine. Gucci présente en fanfare, avec Will-i-am, une esquisse de sa montre du futur, tandis que TAG Heuer, en partenariat avec Google et Intel, précise ses intentions en la matière. Même chez Louis Vuitton, qui a lourdement investi dans sa propre manufacture, Michael Burke, le président, ne cesse de réclamer à ses équipes une montre connectée. Si ce n’est pas une guerre ouverte, ça y ressemble beaucoup.

Un marché colossal

Ce qui fait courir tous les acteurs ? L’appât du gain dans un marché qui représente plusieurs dizaines de milliards de dollars par an, trusté par les Suisses, les Japonais et les Chinois. Mais surtout le déferlement de nouveaux entrants depuis trois ans, désireux de participer à une nouvelle ère horlogère, en surfant sur la vague des produits connectés. L’un des premiers à avoir dégainé, c’est un petit indépendant, Pebble, start-up californienne financée au départ via le crowdfunding. Puis vinrent les géants de l’industrie électronique grand public : Sony, Samsung, LG, ou d’autres trublions comme le français Withings. Et enfin Apple qui lance sa déjà célèbre Apple Watch à l’heure où nous bouclons ces lignes.

La firme de Cupertino, décidée à investir le créneau du luxe, s’est entourée de talents pour réussir son lancement – du designer Marc Newson à l’ancienne patronne de Burberry, Angela Ahrendts, payée 73 millions de dollars pour superviser les activités de distribution ! Tous ces nouveaux arrivants sont bien décidés à se faire une place au soleil dans un univers où les Suisses menaient jusqu’ici la danse. Et si la plupart des horlogers suisses que nous avons sondés ne croient pas ou ne veulent pas croire au danger que peut représenter la montre connectée, cela ne les empêche pas de se précipiter dans la course tête baissée, mais avec plusieurs années de retard. Ils ont peur, et il y a de quoi : micro Bluetooth et GPS, puce sécurisée, interface smartphone avec des encres spéciales… A peine nées, les montres connectées rivalisent d’imagination. Sans oublier les innombrables applications pour la santé, le shopping… Porsche et Vente Privée ont déjà lancé leurs applis destinées à l’Apple Watch. C’est dire s’ils parient sur son succès. Face à cette révolution, la résistance s’organise pour rester en phase dans un marché en pleine mutation.

Effet d’annonce ou tsunami ?

Alors, c’est vrai, Apple a mis deux ans pour lancer sa montre qui, liée à un iPhone, est un véritable outil de communication. Qu’importe, la marque de Cupertino a tout de même atteint son but : pré-vendre, avant le lancement du 24 avril, près de 4 millions de pièces dont environ 40 000 en or. Certes, en chiffres, cela fait sourire face au milliard et quelque de montres produites par an, mais ces chiffres ont tout de même de quoi faire réfléchir. Car avant même qu’elles ne soient disponibles, Apple a vendu plus d’Apple Watch en or que Vacheron Constantin ou Patek Philippe n’en produisent en une année. De plus, Apple a réalisé, en commandes, l’équivalent des trois quarts du volume de production de Tissot, l’un des géants du secteur, alors même que François Thiébaud, son directeur général et président des exposants suisses de Baselworld, déclarait encore récemment : « Si les résultats de 2014, avec 5 millions de montres connectées vendues toutes marques confondues ont de quoi faire réfléchir les marques helvétiques, ils sont tout de même à relativiser car il sont de peu supérieurs à la seule production annuelle de Tissot (4,25 millions de pièces). »

La mode est aux objets connectés et les technophiles assurent qu’il sera impossible de résister à la vague, qu’elle emportera tout sur son passage. Les analystes les plus optimistes affirment qu’Apple pourrait potentiellement rafler 50 % du marché… Cependant, malgré ces chiffres que l’on voudrait croire alarmants, les dirigeants des grandes manufactures horlogères traditionnelles suisses restent confiants. Pour tous, l’existence de nouveaux instruments connectés ou pilotés par un smartphone ne serait pas une menace directe pour l’horlogerie traditionnelle car la population visée ne serait pas la même. Au demeurant, tous reconnaissent que les instruments connectés peuvent représenter une concurrence potentielle pour les 20 millions de montres à quartz produites en Suisse (sur les 28,6 millions de pièces exportées, soit 2,5 % du total de la production horlogère mondiale, mais plus de 50 % en valeur avec 22,2 milliards de francs suisses).

Pourtant, pour Peter Stas, propriétaire des firmes Frédérique Constant et Alpina, comme pour d’autres, il s’agit d’une déferlante e-montre dont il entend bien tirer parti : « D’ici à trois ans, plus de 60 % des montres à quartz seront des montres connectées. » Même son de cloche au Japon, où la direction de Casio s’attend à une augmentation massive du nombre de garde-temps connectés. Voilà sans doute pourquoi ces deux maisons ont également annoncé très tôt des produits horlogers spécifiques haut de gamme et accessibles, disposant de nombreuses fonctions en interaction avec un smartphone.

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Jouer la montre

Mais de quelle montre connectée parle-t-on ? Car sous la terminologie « connectée » cohabitent différents types d’instruments très différents. Selon Jean-Christophe Babin, président de Bvlgari : « Les grands gagnants dans l’univers des montres connectées seront les entreprises disposant de l’outil de communication (fabricants de smartphones), car cette révolution implique un changement de comportement dans la façon d’appréhender le temps, mais aussi la communication entre les personnes. » Voilà sans doute pourquoi Bvlgari mise beaucoup sur sa « Diagono Magn@sium », une montre associant la pure mécanique à une puce cryptographique permettant à son propriétaire d’accéder, lorsqu’il l’approche de son smartphone, à ses informations personnelles et confidentielles qui sont stockées dans le cloud de WISeKey, une société genevoise de sécurité informatique.

Ce choix de l’interaction via des puces NFC (la montre est une sorte de clé) permet aux maisons traditionnelles de rester dans la course high-tech sans renoncer au plaisir de la mécanique. L’autre option choisie par un certain nombre de fabricants horlogers est de mettre le smartphone au service de la montre en les interfaçant pour accroître la fonctionnalité et la convivialité des deux outils. C’est la solution retenue par les maisons française Withings et suisses Frédérique Constant, Alpina, Mondaine, Breitling avec le nouveau chronographe de pilote « B55 Connected », ou encore la marque japonaise Casio. Toutes ont fait appel à un affichage analogique traditionnel ou analogico-digital (LCD et aiguilles).

La clé ? La distribution

Comme la vogue des montres à quartz japonaises des années 1970 avait bien failli provoquer la mort de l’industrie horlogère suisse – sauvée par un visionnaire du nom de Nicolas Hayek, créateur de la marque et du Swatch Group –, l’arrivée en masse des montres connectées secoue inévitablement les horlogers traditionnels. Dans cette bataille, les paris ne sont pas uniquement techniques, ils sont également financiers et commerciaux. L’enjeu ? Le réseau de distribution, comme le souligne Jérôme Lambert, le CEO de Montblanc : « Deux problématiques se posent à ces instruments : leur complexité, et par conséquent la nécessité de disposer d’un personnel formé, et leur obsolescence programmée par l’évolution rapide de la technologie embarquée. »

En effet, les marques qui auront le plus de chance de pénétrer le marché des instruments de poignet multifonctionnels seront « celles qui disposent des moyens d’expliquer aux consommateurs comment tout cela fonctionne ». C’est le cas de Montblanc, dont le réseau de boutiques est étendu, mais aussi et surtout d’Apple, qui est reconnu comme un modèle de distribution. Y compris sur le Web, où les horlogers classiques sont peu présents. La technologie est également au cœur des enjeux de l’horlogerie de demain : approvisionnement en composants, durée de vie des batteries avec des fonctions énergivores, temps de charge… tous les instruments connectés ne sont pas logés à la même enseigne. Ainsi, la « Pebble Time » (montre proposée en souscription par la start-up comme du temps de Breguet), dont la technologie à l’encre électronique garantit une autonomie supérieure à sept jours, là où d’autres nécessitent une recharge quotidienne !

En dépit des inévitables défauts de jeunesse de nombre de ces produits développés dans l’urgence pour contrer la concurrence, nombreux sont les geeks ou early adopters à avoir déclaré vouloir acheter une Apple Watch ou équivalent. Il devrait ainsi s’écouler plus de 30 millions d’e-montres cette année, soit six fois plus que l’an dernier. Sans compter que l’un des acteurs majeurs du monde de l’horlogerie, le Swatch Group (Swatch, Tissot, Hamilton…), n’a pas encore mis ses cartes sur la table. Il se dit que le numéro un mondial, qui a déjà développé une montre solaire, prépare activement une pièce connectée dans la foulée de la « Swatch Touch Zero One » présentée il y a quelques semaines. N’en déplaise aux acteurs les plus rétifs d’un secteur déjà réputé pour son conservatisme, il se pourrait bien que l’avenir dudit secteur passe par la montre connectée ou ne passe pas. Jean-Claude Biver en est persuadé : « L’horlogerie haut de gamme ne peut pas ignorer la montre connectée. Impossible en effet de ne pas monter dans ce train, même si nous ne savons pas très bien encore où il va nous mener. Et il faut aller vite au risque de se faire distancer. » Il serait temps car cette nouvelle génération spontanée progresse plus en plus vite…


Les e-watchs en chiffres:

 

30 millions de e-montres seront vendues en 2015

5 millions de montres connectées produites dans le monde en 2014

4 millions d’Apple Watch auraient été vendues depuis le 24 avril 2014

60% des montres à quartz connectées d’ici trois ans

2,5% : la part de la production horlogère suisse dans la production mondiale estimée à 1,2 milliard de pièces annuelles


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