Horlogerie Le 03/09/2015 par La rédaction

Dans les coulisses de la manufacture Louis Vuitton

A Genève, avant, il y avait Rolex et Patek Philippe. Il faudra désormais compter avec Louis Vuitton. En moins de dix ans, la marque de luxe s’est imposée parmi les marques horlogères historiques à coups de lancements réussis et par une communication événementielle. Aujourd’hui, avec sa nouvelle manufacture, que nous avons visitée en avant-première, elle a tout d’une grande.

Par Aymeric Mantoux

 

En 2011, Louis Vuitton fait l’acquisition de La Fabrique du Temps, un atelier helvète connu pour son expertise dans la conception et la fabrication de mouvements complexes. Un an plus tard, il s’offre Lémans Cadrans, une unité genevoise alliant sophistication et réputation.

« Pendant trente ans en Italie, sous les Borgia, ils ont eu la guerre, la terreur, des meurtres et des massacres, mais il y a eu aussi Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils ont eu cinq cents années d’amour fraternel, de démocratie et de paix, et qu’est-ce que cela a produit ? Le coucou ! », se gausse Orson Welles dans Le Troisième Homme en 1949. Ce grand provocateur tomberait des nues cinquante-cinq ans plus tard en découvrant cette nouvelle manufacture Vuitton d’exception qui vient d’ouvrir ses portes.

En quoi ce bâtiment sorti de terre cet été en à peine dix mois de travaux se distingue-t-il ? C’est que, cette fois, ce n’est pas un atelier d’horlogerie antique auquel on ajoute simplement une aile, ou des modules, mais une nouvelle manufacture créée ex nihilo dans un quartier industriel de la banlieue de Genève. Et qu’on y produit de la haute horlogerie, des montres concentrant plusieurs centaines de pièces, des complications maîtrisées uniquement par une poignée d’horlogers chevronnés (venus pour les plus anciens de chez Patek Philippe, excusez du peu)… Déjà rare à son époque, le cas de figure n’est pourtant aujourd’hui ni inédit ni extraordinaire. Mais il est tout de même surprenant. Qui aurait dit il y a encore cinq ans, que Vuitton serait un jour un véritable horloger ?

L’aventure démarre en 2002

 

Certes, le phénomène semble s’inscrire dans le droit fil d’une tendance déjà bien installée. L’horlogerie, depuis de longues années, n’est plus exclusivement le terrain de jeu des grandes maisons historiques suisses. Les ont rejointes, les marques de mode ou les griffes de luxe parmi lesquelles Chanel, Dior, ou encore Burberry et Armani. La plupart des grands noms du secteur (et même plein de plus petits !), ont fait leur trou dans cet univers, appâtés par la manne du secteur et encouragés par la puissance de leur propre réseau de distribution. (Pour Louis Vuitton, 470 magasins dans près de 70 pays.) L’accroissement de la demande en horlogerie maison valait bien une manufacture dédiée. L’aventure démarre en 2002.

Après cent cinquante ans d’histoire dans la maroquinerie, Vuitton, – sous la conduite de son charismatique patron, Yves Carcelle, décédé le 31 août dernier, et de son propriétaire, Bernard Arnault, président de LVMH –, se diversifie dans l’horlogerie. La collection initiale, « Tambour », est inspirée par la première montre miniature jamais construite en Europe, en 1540. Déjà équipée d’un mouvement dédié, elle présente par la suite de nombreuses déclinaisons, parfois savantes, et de nombreuses tailles de boîte, tout en conservant sa forme au design très original. Plus tard, naîtra la gamme « Emprise ».

En 2011, Louis Vuitton fait l’acquisition de La Fabrique du Temps, un atelier helvète connu pour son expertise dans la conception et la fabrication de mouvements complexes, comme les tourbillons et les répétitions minute. Un an plus tard, Louis Vuitton s’offre Léman Cadrans, une unité genevoise alliant sophistication et réputation. Le futur horloger de la marque était déjà en germe. Il allait éclore à Meyrin, au pied des Alpes suisses. « Il était devenu nécessaire, confie Hamdi Chatti, directeur Montres et Joaillerie de Louis Vuitton, de réunir sous le même toit les trois pôles de notre activité horlogère, les Ateliers horlogers de la Chaux-de-Fonds, la Fabrique du Temps et Léman Cadrans. Cela nous permet de maîtriser le processus de fabrication horlogère du début jusqu’à la fin ». Logique. Et imparable.

« Nous nous sommes refusés à mettre du marbre partout »

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L’adresse n’est pas ultra-secrète, mais seul un sobre logo, invisible à 20 mètres, accueille les visiteurs. La façade, en bois et en verre, n’a rien d’ostentatoire. Visiter une manufacture, c’est comme pénétrer dans un laboratoire. Ou un site militaire. Il faut franchir une grille, un sas, et décliner son identité. L’intérieur est quasi clinique, hormis le sourire de l’hôtesse. « C’est juste un bâtiment industriel, assure, l’air modeste, Hamdi Chatti. Notre activité ne change pas. Nous avons donc voulu quelque chose de fonctionnel. »

Pas de geste architectural donc, comme dans les boutiques de la marque signées dans le monde entier par les plus grands « starchitectes », juste un escalier étonnant, dans l’atrium. « Cet escalier, poursuit Chatti, c’est une prouesse technique. Il a été refait deux fois. L’archi s’est fait plaisir. Il tient tout seul par un pilier qui symbolise et la spirale technique d’un mouvement horloger et la force intérieure. » A peine saura-t-on que l’ensemble de bois, de verre et de béton a été dessiné par un « très bon » architecte parisien.

« L’idée n’est pas la même que pour un flagship, note son commanditaire. Nous nous sommes refusés à mettre du marbre partout. J’ai vécu pas mal de bâtiments, j’ai une petite expérience de l’exercice. Il faut que ça reste fonctionnel pour les gens qui travaillent à l’intérieur. » Bon, il y a quand même un jardin suspendu et quelques très jolies choses, comme ce deuxième étage vitré avec terrasse, qui accueille un restaurant, un café et un salon pour les VIC (ou Very Important Client), encore plus choyés que n’importe quels VIP.

« On a les idées ensemble, à plusieurs, pas chacun dans notre coin. »

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Cette nouvelle manufacture sert bien entendu de vitrine et d’outil de communication pour la marque. Vuitton n’échappe pas à l’ouverture du secteur et à l’appétit de plus en plus grand des amateurs pour les coulisses. Mais, qu’on se le dise, c’est avant tout un outil. « En mettant tout le monde ensemble, les mouvements, les cadrans, l’assemblage et le contrôle qualité, nous créons une dynamique, confie José Fernandez, le directeur général Horlogerie. Avec au centre, le développement produits. » Autrement dit, « nous visons l’indépendance créative », selon Hamdi Chatti. Le but ? Pouvoir dessiner les futurs modèles, réaliser les prototypes, les développer et les finir, effectuer l’empierrage, les réglages, l’emboîtage des mouvements, sans faire appel à trop de sous-traitants, coûteux et chronophages.

Auparavant, pour mettre tout le monde autour de la table, il fallait prendre sa voiture. Aujourd’hui il suffit de pousser une porte. Ainsi, un designer de cadran pourra échanger directement avec l’expert développement qui sait ce qui est techniquement possible ou pas. « On a les idées ensemble, à plusieurs, pas chacun dans notre coin, explique Michel Navas, le directeur des Ateliers horlogers. Parfois les horlogers n’ont pas de contacts avec les constructeurs, les dessinateurs. Nous avons voulu travailler différemment. » Comme dans l’atelier des commandes spéciales Vuitton à Asnières, l’idée fait également son chemin de réaliser des montres spéciales, uniques, à la demande. « Ceux qui veulent une montre qui tourne à l’envers ou qui n’ait pas d’aiguilles, on peut leur faire », sourit Navas.

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Les horlogers sont au nord, question de lumière

 

L’idée fait son chemin de réaliser des montres spéciales, uniques, à la demande. « Ceux qui veulent une montre qui tourne à l’envers ou qui n’ait pas d’aiguilles, on peut le leur faire. » Michel Navas, directeur des Ateliers horlogers. 

L’organisation industrielle est donc optimale. Et le point de départ de tout, technique. Les horlogers sont au nord, question de lumière, l’atelier de galvanoplastie, le polissage, le sablage, au rez-de-chaussée. Tout comme l’unité de production de cadrans, une compétence dont seuls de très rares manufactures bénéficient. Les ateliers sont sous pression pour faire retomber la poussière. A chaque porte, sur les barres de seuil, des feuilles autocollantes pour retenir les particules accrochées aux semelles.

Partout le silence, de la lumière, de l’air, de l’espace. C’est presque trop calme. Parce que bien qu’on ait apporté du soin aux espaces communs, que le restaurant soit extra, on n’est pas chez Google. Le fun, chez les Suisses, a ses limites. La concentration nécessaire aux horlogers qui passent des heures sur leur atelier à assembler de complexes mécaniques de pièces miniatures nécessite un cadre de travail soigné. Très demandés, les horlogers sont chouchoutés. Ce n’est pas un éphémère effet de mode, ça a toujours existé. La fabrication de montres d’exception est à ce prix.


 La manufacture Vuitton en chiffres:

12 horlogers: un nombre qui devrait doubler dans les années à venir

38 couleurs recensées dans la montre « Escale »

6 métiers (2 ou 3 pas encore intégrés, comme la maroquinerie)

3 mois à 6 ans: le temps de développement nécessaire à la sortie d’un nouveau modèle

4 800 m2: la surface de la nouvelle manufacture

3 ans d’études pour le projet de manufacture

10 mois de travaux pour bâtir la manufacture

60 corps de métier

1 cuisinier à la cantine, 3 plats par jour

60 min: le temps de cuisson de chaque couleur sur un cadran


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