Où dîne Nicolas Sarkozy ? Au Stresa ! Où déjeune Cindy Crawford ? Au Stresa ! Où passe toujours Johnny Depp en voyage à Paris ? Au Stresa ! Dans la géographie des tables parisiennes d’influence, ce sont rarement les mêmes d’une décennie à l’autre. Depuis trente ans pourtant, ce petit restaurant italien caché dans le Triangle d’Or attire stars et barons de l’industrie.
Par Baptiste Piégay
Ce soir de juin 1999, Christian Bîmes, alors président de la Fédération française de tennis, le cherche dans tout Paris. André Agassi, qui vient de gagner Roland Garros, manque à l’appel du grand dîner qu’il donne à la Tour d’Argent en l’honneur de plusieurs générations de vainqueurs de la Coupe Davis. Avec son entourage, il dîne là où il dînait la veille de sa victoire, dans ce petit restaurant de la rue Chambiges, derrière l’avenue Montaigne, dans un cadre où les œuvres d’art qui le décorent aujourd’hui ne sont peut-être pas encore toutes accrochées. On doit s’y bousculer aussi : la salle, aux murs tendus de rouge, est étroite. L’homme est superstitieux, il n’aurait pas imaginé fêter ailleurs sa première et unique victoire à Paris. Au Stresa. Le lieu n’a pas d’étoile, mais ne désemplit pas. Chaque saison de l’année mondaine lui apporte une clientèle dorée : un tournoi de tennis, le Festival de Cannes, une foire d’art contemporain, une Fashion Week.
Si un paparazzi avait tenu une planque devant depuis trente ans, il aurait capté Woody Allen, Nicolas Sarkozy, Keira Knightley, Johnny Depp, Antonio Banderas, Silvio Berlusconi, Claudia Schiffer, Carla Bruni, Alain Delon, César (le sculpteur, pas l’empereur, n’exagérons pas). Et parfois le même soir. Sans parler des rois du pétrole, des grands avocats installés à deux pas, des publicitaires, des galeristes. Quelques anonymes aussi peut-être, sauf aux yeux de la fratrie Faiola, aux commandes. Toni (qui assista à la victoire d’Agassi aux côtés de son entraîneur), son jumeau Claudio, Marco, Lucien et Rinaldo, sont arrivés successivement depuis 1969.
Un couple d’Italiens tenaient le restaurant à l’époque où, selon l’aîné, Toni, 60 ans : « Dans le quartier, il n’y avait que Dior et des hôtels particuliers, pas grand-chose d’autre. A part le Plaza, où tout Hollywood descendait. Ça marchait déjà fort, le seul moment difficile, c’est lorsque Rhône-Poulenc et Kodak sont partis de l’avenue Montaigne, vers 72 et 73, parce que les loyers étaient trop chers. » Venus « du début du sud de l’Italie, dans le Lazio, à côté de Rome », ils travaillent dans un lieu dont la première vie portait déjà une part de mystère : « Avant 1951 et l’arrivée des propriétaires qui nous ont embauchés, c’était tenu par Manouche, la copine d’un gangster marseillais, Carbone, mort en 1943. C’était un bar de nuit à la mode où venaient Montand, Arletty… Deux de ses copains s’y sont fait tuer. Elle a fermé après la guerre. »
En novembre 1984, le fond de commerce est à eux, ainsi qu’ils l’avaient ambitionné depuis leur arrivée. « Réunir la somme, environ un million et demi de francs, a été très difficile. Un de nos clients, associé dans une banque privée, nous a aidés. Le gouvernement avait mis en place un crédit hôtelier qui devait relancer le tourisme en France. C’est ce dispositif qui nous a permis de nous lancer. Mais il y avait huit mois d’attente… et ce monsieur nous a avancé l’argent. Sans lui, on n’aurait jamais pu y arriver. » Dans la foulée, tous les indicatifs sont au vert : « En 1985 et 1986, le dollar était à dix francs. Des années exceptionnelles. »
Si l’on en croit Toni, si le restaurant est « à la mode », ce n’est pas vraiment de leur fait : «Nous sommes entourés par les maisons de couture, ou des stations de radio, comme Europe 1 et RTL. Nous avons eu très tôt des locomotives, des hommes d’affaires, des politiciens, des éditeurs, des journalistes, des agents. Delon, que j’ai connu en 1969, avait ses bureaux au 4 de la rue, Belmondo n’était pas loin, César non plus. » Dans le sillage des voisins suivent leurs amis.
Ainsi, Delon vient avec Rodolfo Sabatini, un grand promoteur de boxe en Italie, Arman et bientôt Folon ou Bertrand Lavier imitent César. Ils y laissent des œuvres – des compressions de fourchettes pour l’artiste barbu, des casseroles pour son ami rival, tandis que Lavier refait un miroir abîmé. Ne pas croire qu’ils réglaient ainsi leur repas, comme à l’époque où Picasso dessinait sur les serviettes…Y voir Jean Nouvel ou Renzo Piano, Larry Gagosian deviser avec Roman Abramovitch, n’est pas exceptionnel. « Je suis sorti de l’école à 15 ans, j’ai beaucoup appris à leur contact », avoue Toni. A Paris comme ailleurs, un déjeuner valide aussi un contrat, un dîner initie une collaboration.
A la mode, mettons, mais aussi de mode : l’arrivée en limousines des super-tops des années 90 est encore dans la mémoire des murs, stupéfaits de voir débouler entre deux défilés Claudia Schiffer, Cindy Crawford, Stephanie Seymour… César y a fêté ses 70 ans, Peter Beard ses 60 ans. Les aventuriers commanderont son cocktail favori, le bull shot (consommé de Viandox, vodka, tabasco, citron). Spielberg faisait parfois atterrir son avion au Bourget pour s’y faire livrer leurs plats. C’est plus qu’un restaurant, dira-t-on, un générique réunissant grands et puissants de ce monde. Parfois, des badauds passent prendre simplement une photo, pour capter quelque chose de cette aura unique à Paris. Blasés, les frères ? Accros au name-dropping 5 étoiles ?
Sûrement pas : ils connaissent tous leurs clients par leurs prénoms, savent leurs goûts et leurs susceptibilités aussi. C’est aussi, un peu, pour eux que l’on vient : « Ils ne sont pas éblouis, leur gentillesse n’est pas variable selon que l’on soit connu ou pas », assure Liliane Jossua, fondatrice et directrice du concept-store de luxe Montaigne Market, habituée depuis une dizaine d’années.
Avec 45 couverts seulement, il s’agit de ménager chacun, et dans l’exercice du placement, de la distribution des rôles, de l’organisation des espaces, les Faiola sont des artistes. On imagine aisément que le caractère parfois sensible des conversations, et l’intimité de la salle, favorise les fuites, et la mise en scène des amitiés – comme ce repas pas du tout privé entre Brice Hortefeux et Nicolas Sarkozy, par exemple.
Le publicitaire et conseiller en communication Jacques Séguéla, qui le fréquente depuis trente ans, ne le dit pas autrement : « C’est un lieu d’habitués, dont le côté « club » favorise les échanges d’affaires. La configuration est idéale : il y a une première salle pour être vu, et une seconde pour ne pas l’être, mais voir qui arrive. » Un club, oui, mais « sans carré VIP » (bien que pour obtenir une table il est préférable d’être au moins recommandé). « En général, quand on fréquente beaucoup un lieu, explique Liliane Jossua, revenir est pris pour acquis, alors qu’ils ont compris que le lien est encore plus fort. Ils sont là tous les midis, tous les soirs, ils ont gardé leur intégrité. Ils ont une mentalité de travailleurs, la réussite ne leur a pas fait perdre la tête. »
Si Gianni Agnelli était client, aujourd’hui les entrepreneurs 2.0, Xavier Niel ou Jacques-Antoine Granjon y tiennent cantine. « C’est un lieu faiseur de marques, de célébrités », estime Séguéla, tout en lui attribuant une « prime à l’immuable ». Les critiques gastronomiques jugent souvent assez sévèrement les tarifs, les attribuant à l’attractivité mondaine du lieu plus qu’au soin porté à la cuisine. Face aux reproches, « ils sont assez philosophes », assure Liliane Jossua.
Avant que l’opportunité de devenir propriétaires ne se présente, les Faiola avaient monté dans les années 1980 une société d’importation de produits italiens : des jambons, du vin, de l’huile. « A l’époque, rappelle Toni, personne ici ne connaissait vraiment la richesse des vignobles italiens, et personne, y compris chez Fauchon et Hédiard, ne voulaient entendre parler d’huile d’olive ! » Aujourd’hui encore, c’est précisément cette attention aux produits qui fait, littéralement, tout le prix du menu.
« Je ne demande pas le tarif à mes fournisseurs, je sais ce dont j’ai besoin. Je ne fais pas de loup de pêche ou d’élevage, seulement de ligne, forcément il y a un coût. C’est comme l’osso bucco : on ne peut pas avoir de la qualité constante toute l’année. Un veau n’a que quatre jarrets. Je ne le fais qu’en plat du jour. On me dit parfois que c’est cher. Je demande en retour si c’était bon. Quand c’est pas bon, c’est toujours trop cher.»
Il est certain que son implantation dans un quartier où l’on regarde à peine l’addition n’est pas étrangère à cette politique quoique Toni ait un autre avis sur la question : « Dans un autre quartier, nous aurions fait la même cuisine mais peut-être pas au prix de la truffe blanche. » En saison, ils passent en un repas 300 grammes de tuber magnatum. Avec sa cuisine d’instinct, de produits, au plus près des fraîcheurs saisonnières, le Stresa mérite mieux que les préjugés.
Dire qu’on y vient pour voir et être vu n’est pas insultant : c’est dans l’ADN même de la restauration que de faire office de scène sociale. « Quand ils sont fermés, ils fabriquent des orphelins », résume la directrice de Montaigne Market, faisant écho à l’attachement que Séguéla, comme d’autres, porte au Stresa, à sa sole, son foie de veau à la vénitienne, aux souvenirs (le jour où Tommy Lee Jones lui a serré la main, le soir où Claudia Schiffer l’a abandonné pour dîner avec Carla Bruni) et ses frères : « Il fait partie de mon âme parisienne. »
Au gré des années, Toni Faiola s’est transformé en fin observateur des déplacements des zones d’influence : « Aujourd’hui, on voit beaucoup de Turcs, francophones et avec un grand pouvoir d’achat, mais peu de Russes ou de Chinois. » On imagine volontiers les tentations et la facilité qu’il y aurait à ouvrir une franchise ici ou là, à solliciter les concierges des palaces pour les alimenter en célébrités fraîches : « On n’a jamais eu besoin des grands hôtels pour avoir un client, je les dépanne parfois, sourit Tonio. On nous propose beaucoup d’argent pour des photos, on refuse toujours. Je ne me sers jamais des célébrités pour nous faire de la publicité. Et ça nous viendrait pas à l’esprit d’ouvrir autre part, à Paris ou ailleurs. On nous a proposé d’ouvrir dans un immeuble à Tokyo où il y a la Tour d’Argent et L’Orangerie… » Le monde vient au Stresa, pas l’inverse.
Garder un seul lieu leur assure aussi de préserver le lien unique tissé avec la clientèle. Pour rendre hommage à ce paradoxal mélange d’humilité, de noblesse, de vibrations mondaines, on comprend que Jacques Séguéla lui attribuerait volontiers cette morale : « Il ajoute de la vie aux années, et pas des années à la vie. »
Le Stresa, 7 rue Chambiges, Paris VIIIe.