Entertainment Le 04/11/2015 par La rédaction

Saga : les Marzocco, la 3e famille du Rocher

Outsider sur un territoire de tout juste 2 km2, la famille Marzocco tente, l’air de ne pas y toucher, de se faire une place au soleil, dans les nuages… et même les pieds dans l’eau. Après l’érection de leur tour Odéon qui défraie la chronique, ces nouveaux conquérants bâtisseurs ont envie de « poldériser » la mer.

Par Daniel Bernard

 

Pour comprendre Monaco, il suffisait jusqu’à présent de compter jusqu’à deux. Sur le Rocher régnait le prince, S.A.S. le prince Albert II, et, dans les gazettes, une famille défrayait la chronique, les Pastor. A eux le pouvoir, le vrai. A eux aussi, les luttes de clan qui font les drames des salons de coiffure. Pour parfaire le mythe, le fils de Rainier se risquait au bobsleigh tandis que Gildo Pallanca Pastor prétendait avoir atteint les 296 km/h et ainsi battu le record de vitesse sur glace à bord d’une Bugatti. Dans les virages de la Principauté, constamment en travaux et en embouteillages de Ferrari et de Maserati, ce sont leurs foucades, leurs intérêts et leurs bulldozers qui marquent le paysage.

A l’ombre de ces deux puissances, une troisième famille, pour ne pas dire un troisième larron, se hisse sur la pointe des pieds et rêve de hauteur. Les Marzocco sont moins riches que les Pastor, beaucoup beaucoup moins riches, et moins influents, de toute évidence, que le prince. Ils sont également moins glamour. Néanmoins, ils comptent. A tous les sens du terme. Et obligent tous ceux que Monaco intrigue ou fascine à compter désormais jusqu’à trois. Dans leur appartement du Larvotto, en front de mer, ils rivalisent de tableaux de maître avec l’aristocratie locale. A l’Opéra, on aperçoit Madame et Monsieur devant la roulette du Casino.

Audace et paranoïa

Pour deviner l’importance des Marzocco, il faut quitter la terre ferme. Prendre le large sur un matelas pneumatique ou, si l’on est en fonds, demander au pilote de l’hélicoptère de se fixer quelques instants, face au Rocher. La tour la plus haute qui renvoie le soleil, l’accident magnifique sur la skyline, cette démonstration d’audace architecturale et de prise de risque financier est le premier coup d’éclat d’une famille jusqu’alors plus que discrète, quasi paranoïaque. Ce jaillissement brutal, c’est la tour Odéon. Une stalagmite de 170 mètres sur une emprise minuscule de 4 000 m2. Avec une piscine, des salles de fitness et de wellness, un supermarché, il y aura tout, y compris un centre d’affaires et un cinéma, surveillés par un gardien 7/7, 24/24. Encore en travaux, 49 étages et, en profondeur, 10 niveaux de parking souterrain.

Du béton, du verre et surtout un belvédère sur la Méditerranée, plus que jamais mare nostrum tant la vue planante invite, à travers les baies vitrées et sur les terrasses, à s’approprier l’immensité dansante. A tous les superlatifs d’usage pour ce genre de réalisation hors norme s’ajoute une singularité qui a suffi à signaler les Marzocco sur les radars de la jet-set : le « roof », soit 3 300 m2 coiffant l’édifice, sur cinq étages, a été présenté comme « l’appartement le plus cher du monde ». 500 millions d’euros, ou seulement 300 ? Qu’importe : le prix de vente annoncé est une base de négociation, que le promoteur ne confirme ni n’infirme. « Nous avons voulu réaliser le plus haut et le plus grand des appartements du monde, confesse Claudio, le chef de famille, comme s’il avouait un pêché d’orgueil. S’il bat d’autres records, que pouvons-nous y faire ? » « Un bien comme celui-là s’achète, il ne se vend pas », raisonne son fils Niccolo, 29 ans, pantalon de toile taupe, chemise à monogramme et pochette blanche, qui fait fonction d’agent immobilier et surjoue la décontraction au moment où se décide le destin du clan.

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Jusqu’alors en effet, les Marzocco avaient veillé à rester en retrait de la ligne qui sépare l’immobilier de prestige et le luxe. Le patriarche, Domenico, aujourd’hui décédé, fondateur de la lignée et père de Claudio, était un entrepreneur de la Riviera italienne, parmi tant d’autres. Pas un architecte ni un promoteur, mais un homme de béton, de pierre et d’acier qui, sans élégance patricienne ni éclair de génie, a su rester à sa place pour se faire une situation. Modestie ou prudence, cette retenue demeure inscrite dans l’ADN familial.

Sur le site Internet du Groupe Marzocco, pas une seule photo des dirigeants ! A nos demandes de portrait, une aimable chargée de non-communication nous répondra pendant de longues semaines que « la famille vous remercie de l’attention que vous lui portez, mais elle ne donnera pas suite ». De guerre lasse, Claudio finira par consentir au photographe 120 secondes pour un unique cliché – pas deux ! – qui le montre, insensible au décor émollient de soleil et d’azur, plus raide qu’un garde suisse. « Je déteste, je déteste les photos », répète-t-il, costume bleu, chemise blanche, cravate de soie, mocassins noirs, tandis que le fils, plus gêné encore, se planque dans le vestibule.

Bottin mondain

Au bord du Rubicon de la notoriété pourtant, la famille taiseuse, pour la première fois, hésite. Bon gré, mal gré, avec cette sacrée tour Odéon, les Marzocco sortent des pages jaunes, catégorie entrepreneurs, pour figurer au Bottin mondain. Un peu comme Ferdinand Porsche, un beau jour, a quitté sa blouse de mécanicien pour hanter les rêves des amateurs de bolides. Au tarif catalogue de 70 000 €/m2 en moyenne, proprement démentiel si on le rapporte aux villas les plus luxueuses de la Côte d’Azur, les futurs clients des Marzocco achèteront bien plus qu’un appartement classieux. Bien plus que du marbre veiné à livre ouvert, découpé dans la carrière de sorte que les veines forment des arabesques sans rupture, bien plus que ce teck massif qui donne à la moindre porte de placard la noblesse d’un coffre princier. Et pour le joyau du sommet, bien plus qu’un toboggan glissant directement de la chambre à la piscine à débordement. A ce prix, les milliardaires russes, ukrainiens, kazakhs ou émiratis achèteront même davantage qu’un palais : la distinction. Or, cette distinction ne saurait être cédée par un vendeur s’il n’est lui-même un chouïa distingué.

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En faire trop, mais pas plus : tel est le défi actuel des Marzocco. Dans la Principauté de l’envie et de la jalousie, ce Rocher où les plus grandes intelligences et les énergies les plus vives s’épuisent à deviner les désirs du « Palais » afin de les anticiper, les empires sont plus fragiles qu’ailleurs. Jusqu’alors, pierre après pierre, camion de sable après camion de sable, Domenico, Claudio et les autres ont su se rendre plus qu’utiles, indispensables. Prudemment soumis, selon un avocat d’affaires, à ces financiers qui savent étrangler ceux qui leur résistent, dans l’ombre de promoteurs autrement plus réputés et habiles, ces exécutants laborieux, sans jamais réclamer plus que leur part, ont gagné le droit aux vacances aux Maldives, aux sorties en hors-bord et aux montres à complication. « Mais nous n’avons pas d’avion, pas de bateau », tient à faire savoir le patron du groupe Marzocco. On peine à croire ceux qui accrochent, dans leur appartement, des tableaux de maître.

L’unique entorse à la règle, outre la fréquentation du Casino, est une récente passion pour les chevaux de course. « Je lis Paris Turf chaque jour, même sur ma tablette lorsque je suis à la montagne », confie Claudio, esclave de cette addiction depuis que son cheval Lawman, un galopeur aux couleurs rouge et blanche de la Principauté, a gagné en 2007 le prix du Jockey Club à Chantilly. Plus que la récompense – 1,5 million d’euros tout de même – reste le souvenir d’une émotion intense. Sur la photo officielle, Claudio soulève sa soupière argentée, à l’aise comme s’il l’avait emportée par mégarde en quittant précipitamment la table familiale, s’en voulant sans doute déjà d’avoir osé apparaître en pleine lumière, qui plus est aux côtés d’Edouard de Rothschild, président de France Galop et membre incontestable du gotha. « Ce prix, certains propriétaires en rêvent pendant des décennies sans toujours triompher. Et moi, avec un seul cheval, mon premier cheval, vendu par un ami marbrier, j’ai eu cette chance, cette chance… », tremble Claudio, encore émoustillé par sa première joie de novice. Depuis lors, toutefois, les 20 canassons des Marzocco se sont bien gardés de faire parler d’eux à Deauville, Saint-Cloud ou Lyon la Soie…

Kidnappé par la Mafia

Qu’on s’abstienne pourtant de voir dans cette stratégie du camouflage une trouvaille paradoxale censée attirer l’attention. Si les Marzocco verrouillent leurs comptes Facebook, s’ils ne gazouillent pas sur Twitter, ou si peu, c’est qu’un souvenir douloureux hante la tribu. C’était en 1988. « Rapito un impresario di Sanremo », titre la Stampa Sera le 28 janvier. Le jeune ingénieur enlevé quelques jours plus tôt dans son bureau se nomme Claudio Marzocco. Il travaille auprès de son père, un ouvrier monté en grade. Il fait partie des entrepreneurs visés par la Mafia, qui exige une rançon.

La légende raconte que, enfermé dans une grotte de Calabre, à la pointe de la Botte, « tête cagoulée, cou enchaîné », comme il l’a raconté à la journaliste Jacqueline Rémy, Claudio parvient à s’évader en limant un maillon de sa chaîne avec une pierre à feu. Il a 29 ans et, traumatisé par ses quinze jours de captivité, décide de s’exiler dans un pays coffre-fort, le plus surveillé au monde avec Singapour, Monte-Carlo. « Je suis venu pour la sécurité », répète-t-il encore en 2015.

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S’il sort de l’anonymat, vingt-sept ans plus tard, aussi peu que possible on l’aura compris, c’est encore à regret et toujours aux aguets, craignant que Dieu lui inflige, à lui-même, ou à l’un des siens, une nouvelle tragédie. Ainsi, alors qu’on questionne la famille sur les raisons qui l’ont portée à proposer d’investir – engloutir ? – une partie de son patrimoine dans Nice-Matin, offre finalement rejetée par le tribunal de commerce, elle répond d’un mot : « diversification ». Comme si les travailleurs manuels regrettaient déjà l’audace de s’être aventurés, pour la première fois, du côté de l’intellect.

Toutefois, les temps changent. Pour faire vivre tous les membres du clan, soit une trentaine d’héritiers, le directoire du groupe Marzocco doit épouser son époque. Hier, le prince Rainier, prince bâtisseur, prince bétonneur, avait prohibé la construction d’immeubles de grande hauteur ; une seule famille pouvait donc réaliser ces cages à poules pour millionnaires, peintes en rose avec balcons fleuris, et mener quelques rénovations dites « de prestige ». Or, le prince Albert a changé la donne, soucieux d’accueillir avec les honneurs toujours plus de tennismen dépensiers, de chefs d’entreprise surimposés et de cuisiniers mondialisés sur un territoire de deux petits kilomètres carrés. Pour ce faire, l’immobilier a changé d’échelle et les Marzocco doivent croître ou périr.

Top-top-milliardaires

C’est ainsi que sur l’emprise acquise au début des années 2000 pour bâtir une villa de plus, à la lisière de Monaco, dans un quartier délaissé bordant Beausoleil, commune roturière de ce petit pays qu’on appelle la France, ils ont finalement ébauché ce projet de tour Odéon, dont le coût non officiel est de 350 millions d’euros pour 60 000 m2 habitables, largement sponsorisé par le Trésor monégasque. Après avoir fait appel à l’architecte local Alexandre Giraldi, Claudio et ses frères ont renoncé à leur cœur de métier, la construction, pour la confier au groupe Vinci. Pour vendre les 63 appartements qui n’ont pas été acquis dès l’origine par la Principauté pour y loger ses nationaux, ils se mettent à faire de la retape auprès des top-top-milliardaires. Pas un seul ingénieur parmi la jeune génération des Marzocco – « c’est un métier ingrat », estime Niccolo, formé comme plusieurs cousins à l’université Luigi Bocconi, une business school milanaise.

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De fait, ni la sueur des ouvriers ni la main des artisans ne rapportent un kopeck, un rouble ou un pétrodollar aujourd’hui sans champagne, petits fours et communication tapageuse. Depuis quelques mois, des voitures de sport et une bouteille de Dom Pérignon se laissent immortaliser sur le compte Instagram de Niccolo, tandis que Jacopo s’affiche en triathlète comblé et tient la chronique publique de ses sélections gourmandes. « Les braves petits Italiens sont passés de la truelle et de la brouette à la grue, et de la grue à la finance », résume un insider grinçant. De fait, les faveurs du gouvernement monégasque, qui s’est porté caution auprès des banques, s’est engagé à acheter 177 appartements à 27 000 €/m2 et reprendra les lots de prestige invendus sur une base de 33 000 €/m2, surprennent ou agacent. « Etait-il si urgent de casser le monopole des Pastor ? » interroge Frédéric Laurent, un écrivain-journaliste averti des us et coutumes monégasques.

Ce changement de case indispose – Monaco, de ce  point de vue, a gardé la mentalité d’un tout petit village. Radio-Palais moque le « mariage de l’année 2012 », unissant Jean-Baptiste Pastor et Valentina Marzocco dans un paradis toscan, comme si l’idylle trop parfaite était forcément un mariage arrangé. Les cancans rappellent surtout que cette « tour odieuse », comme ils l’appellent en raison de son financement opaque, fait l’objet d’une instruction judiciaire, dans le cadre de laquelle Claudio a été mis en examen, ainsi que son frère Paolo, pour complicité de corruption active. « Je suis victime de la jalousie », se défend Claudio Marzocco avec l’air naïf de l’enfant de chœur ou du très grand acteur. Pour preuve de son intégrité, il raconte même avoir renoncé à bâtir sur des terrains de San Remo, « par éthique ». « J’ai préféré laisser ma fille y créer un poulailler et un potager pour notre consommation personnelle, précise-t-il. Les épinards, cette semaine, étaient magnifiques. »

Dans leurs nouveaux habits, les Marzocco sentent bien qu’ils ne peuvent plus se contenter, avec l’accent italien, d’affecter une modestie d’ouvriers perfectionnistes qui ne rencontrent le prince qu’une fois l’an, pour lui adresser leurs bons vœux. Leur vieux projet d’extension de Monaco, six hectares conquis sur la mer, est dans les tuyaux ; un défi technologique, un coup de force écologique aussi puisqu’il s’agit d’une zone préservée, mais un jackpot à un milliard d’euros qu’ils partagent avec les Pastor et le groupe Bouygues. Cette fois-ci, la mathématique qu’affectionne toujours Claudio l’ingénieur ne suffira plus. Pour compter jusqu’à trois et concrétiser leur rêve, les Marzocco vont devoir apprendre à faire aussi de la politique.

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Les Marzocco en chiffres :

 

70 000€/m2: le prix de vente moyen d’un appartement dans la tour Odéon

300 M€: l’appartement le plus cher du monde dans la tour Odéon (prix de mise en vente)

6 hectares conquis sur la mer, le projet pharaonique d’extension de Monaco

350 M€: coût de construction estimé de la tour Odéon

60 000 m2 habitables

170 mètres de haut

49 étages

10 niveaux de parking souterrain

3 300 m2 sur 5 étages pour l’appartement qui coiffe la tour


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