Entertainment Le 03/02/2017 par Sebastien Nouet

Et si la mafia avait inventé l’économie moderne ?

Globalisation des moyens, mondialisation agressive, low cost et violence des échanges économiques à tous les étages : les exactions de la mafia racontent l’évolution ultralibérale. Première entreprise à lancer des OPA en milieu hostile, elle serait même soupçonnée d’avoir initié un modèle de gestion…

Par Hubert Artus

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Un carrosse noir, couronné de fleurs et tiré par six chevaux. Une paroi vitrée transparente pour laisser voir à la foule le catafalque recouvert d’or où repose le chef, un ensemble de cuivres jouant la musique du Parrain, et un hélicoptère larguant des roses durant la procession : une scène de film ? Non, les obsèques kitschissimes de Vittorio Casamonica, leader de l’un des clans mafieux les plus importants de la région, le 20 août dernier à Rome. « Un spectacle débridé du pouvoir de la mafia », s’est insurgée immédiatement Rosy Bindi, présidente de la commission parlementaire antimafia au sujet de l’enterrement bling-bling. Spécialisé dans la fraude, l’extorsion de fonds et le trafic de drogues dans la périphérie de la Ville éternelle, souvent arrêté mais jamais condamné, le défunt va échapper au « maxi-procès » (59 accusés, dont le clan Casamonica) qui s’ouvrira le 5 novembre à la suite de l’enquête sur les réseaux mafieux infiltrés dans la mairie de la capitale.
Le clan Casamonica reproduit un modèle ancestral, mais éternel. Celui d’une activité criminelle qui a appliqué avant l’heure les lois du capitalisme : éliminer la concurrence, établir des rapports de force avec les élus et les politiques, produire à bas coût et vendre à taux gonflé, accumuler les richesses. La mafia aurait-elle aussi inventé le modèle économique contemporain ? Une question
qui raconte la transformation du modèle capitaliste global.

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Pour Frédéric Ploquin, grand reporter à Marianne : « L’organisation clanique, familiale et villageoise de la mafia est une survivance de l’économie traditionnelle. La famille est la base, comme elle était le principe fondateur des grandes fortunes de l’industrie, de la banque, etc., qui ont été à l’origine du modèle français. » L’enquêteur, spécialisé dans les affaires de banditisme et de renseignement, poursuit : « Pour eux [les mafieux, ndlr], la meilleure, voire la seule, façon d’éliminer un concurrent, c’est de le tuer. Or le capitalisme repose aussi sur l’élimination du concurrent… » Tuer la concurrence Journaliste et auteur spécialisé dans le grand banditisme, Jérôme Pierrat a enquêté sur bien des types d’organisations criminelles (les cartels mexicains, les yakusas au Japon, la mafia en Italie, en Russie et en Europe de l’Est). « La mafia est à la fois le passé et le présent du capitalisme, avance-t-il. La première caractéristique du capitalisme à l’état brut, c’est d’être sauvage. Avant qu’il ne se régule, le capitalisme était parfaitement adapté au fonctionnement de la mafia : je viens, je fais sauter ton affaire et je te prends le marché. Pas de règles. Une économie mafieuse est souvent le premier stade par lequel passe un pays quand il se convertit à l’économie de marché : voir la Russie par exemple, dans les années 1990. » Ce modèle – celui du chef de clan ou d’entreprise, du capitalisme à visage réel, estampillé XXe siècle – est-il soluble dans l’ultralibéralisme du XXIe siècle (bulles spéculatives, profits vers les actionnaires, évasion fiscale, cours des Bourses pouvant mettre un Etat à terre) ? Selon Ploquin : « A côté de ce vieux schéma, on retrouve une sorte d’optimisation de ce que sont devenus les milieux financiers au fil du temps : des services efficaces et discrets. C’est pourquoi l’économie criminelle est devenue très forte pour gangréner et cannibaliser les canaux de l’économie légale, qui ont de plus en plus besoin de cash. » C’est la thèse de l’auteur de Gomorra, Roberto Saviano. Il développe cette théorie dans Extra pure – Voyage dans l’économie de la cocaïne (Gallimard 2014), qui s’appuie sur des rapports du FMI et de l’ONU : en 2008, les liquidités devinrent le principal problème des banques, et les organisations narcocriminelles y ont placé et blanchi des dizaines de milliards de dollars, ce qui a permis au système financier de rester debout. « Les mafias ont compris que leur cash était essentiel au bon fonctionnement de la machine financière globale », conclut Ploquin.

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Dans un ouvrage paru l’an dernier en France (France Mafia Export, Actes Sud), l’ancien président de la commission parlementaire anti-mafia Francesco Forgione témoignait : « Les trois organisation du crime de la péninsule – Cosa Nostra, ‘Ndrangheta et Camorra – n’ont jamais atteint une telle puissance. Si elles réinvestissent 40 à 50 % de leurs richesses dans les activités traditionnelles comme la drogue, les armes ou le paiement des salaires aux “affiliés”, elles reversent le reste de cette manne dans l’économie légale. » Dans sa ligne de mire : les myriades d’avocats, traders, experts en droit international, directeurs de banques, fonctionnaires et politiques qui permettent ce blanchiment d’argent. Auteur en février dernier de Coca ! Une enquête dans les Andes (Actes Sud), Frédéric Faux est correspondant du Figaro en Amérique latine, continent qu’il a sillonné. « Auparavant, les cartels se faisaient la guerre à coups d’attentats. Aujourd’hui, ils ne veulent plus faire de bruit et préfèrent s’arranger… Comme des hommes d’affaires. Comme les pays partenaires de l’économie de marché », remarque-t-il. Familles globalisées, crime réorganisé Pierrat décortique ainsi les nouvelles « familles » criminelles d’un monde où les mafias, comme les échanges et comme les guerres, se sont globalisées : « Avec l’ultra-libéralisme, le mafieux est passé du statut d’homme de main à celui d’homme d’affaires. Une figure hybride, impossible à repérer car rien ne le distingue de l’homme d’affaires“légal”. Mais sur le terrain, cet homme-là est devenu si riche qu’il prête de l’argent ! Là où avant il rackettait, maintenant il est une banque ! » Alors, dans ce schéma global, quid de la place de la mafia à l’ancienne – à l’italienne ? Au printemps 2014, l’institut italien Demoskopika publiait une étude démontrant que la ‘Ndrangheta (organisation calabraise considérée comme la plus puissante des mafias italiennes) pesait autant que… la Deutsche Bank et McDonald’s réunis ! Réalisée sur la base d’une série de documents émanant du ministère italien de l’Intérieur, des forces de l’ordre, de la Commission parlementaire antimafia et de la Direction des enquêtes antimafia, l’étude estimait à 53 milliards d’euros le chiffre d’affaires de la mafia calabraise, et le décomposait ainsi : trafic de stupéfiants (24,2 milliards d’euros), secteur du recyclage illégal (19,6 milliards), racket et extorsion (2,9 milliards), détournements de fonds publics (2,4 milliards), jeux de hasard (1,3 milliard), vente d’armes, prostitution, immigration illégale et contrefaçon complétant le palmarès. Ou comment faire du neuf (immigration, traitement du recyclage) avec des méthodes ancestrales (stupéfiants, détournements). Pour ainsi dire, un mélange de capitalisme à la Taylor et d’ultralibéralisme où le mafieux se décriminalise… en criminalisant l’économie.

 

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