« Combien de temps pour peindre cette toile ? » Tous les artistes ont entendu cette étrange question, comme si la création devait à tout prix entrer dans un espace-temps. Plongée au coeur de ces oeuvres où, souvent, beau rime avec chrono…

 

Pablo Picasso aimait les grandes et jolies tablées. Parfois, au moment du café, le cuisinier venait saluer le maître et lui disait : « Faites-moi un petit dessin, vite fait, et nous sommes quittes… » Selon la légende, l’artiste répondit un jour : « Je veux bien payer mon repas mais pas le restaurant tout entier ! » Le peintre espagnol savait qu’en quelques coups de crayons il pouvait réaliser un chef-d’oeuvre, et ne s’en privait pas. Une révolution dans le monde de la création où la notion de rapidité, mercantile par essence et donc contraire à l’art, ne pouvait qu’être ignorée des artistes. « Festina lente », l’expression latine reprise par Nietzsche pour exprimer que toute halte est vulgaire et dangereuse, a longtemps résumé l’art. « Hâtez-vous lentement », disaient les amoureux de la chose artistique. Mais hâtez-vous tout de même, soufflaient les mécènes, toujours un peu pressés… Car le temps de réalisation d’une oeuvre a toujours été au coeur de la création. Et si Dali ou Cocteau étaient eux aussi capables, en un instant, de faire un chef-d’oeuvre, ils pouvaient parfois passer des semaines, voire des mois, sur une toile. Véronèse, lui, avait besoin de plusieurs années pour réaliser les fresques qui ornent le palais des Doges à Venise. Mais ses mécènes, soucieux de pouvoir profiter des oeuvres du maître à des fins privées mais rarement dénuées de visées politiques, ne manquaient pas de le presser… Pendant des siècles, on admit que la création demandait du temps et personne n’y trouvait rien à redire, d’autant plus que les scènes peintes ou sculptées représentent des scènes statiques où le mouvement est quasiment inexistant. Pourtant, dès le XXe siècle, avec l’apparition d’un art plus instinctif et surtout plus instantané, les peintres, les plasticiens et les performeurs ont intégré cette notion de vitesse dans leurs oeuvres. Avec l’apparition du futurisme, dès 1909, certains peintres sont fascinés par les machines qui naissent et commencent à envahir le quotidien. Grâce aux nouvelles techniques de cinéma et de photo, ils peuvent décomposer le mouvement et l’utiliser. Marcel Duchamp, avec son Nu descendant un escalier peint la notion de mouvement et donc de vitesse. En 1912, l’Italien Balla, et La Dynamique d’un chien en laisse donne l’impression d’un animal qui court. Le mouvement devient plus important que l’objet. Comme si le monde moderne voulait détruire l’objet et l’individu pour figer l’immatérialité du temps qui passe. Happening brefs ou extraordinairement longs, monochromes et peintures instinctives, design épuré, architecture minimaliste, la course contre le temps a envahi l’art. Et l’on sait aujourd’hui qu’une oeuvre peut être réalisée en moins d’une seconde. Dans les années 70, on commanda une oeuvre à Dali pour lancer une nouvelle marque de parfum intitulée Fracas. Le jour du lancement, la vitrine du grand magasin new-yorkais était toujours vide. Devant la presse, le maître s’avança et lança un pavé qui brisa la glace. Pour réaliser, sans aucun doute, l’oeuvre la plus rapide de l’histoire de l’art…

 

LES OEUVRES, LES ARTISTES ET LA VITESSE

L’URINOIR, DE MARCEL DUCHAMP

OEuvre maîtresse du pape du « ready made », c’est-à-dire « objet tout fait », l’urinoir a été acheté par Duchamp dans le magasin J.L Mott Iron Works de New York. Quelques minutes plus tard, il le pose simplement dans une exposition en le signant « R. Mutt 1917 ». L’original ayant disparu, il ne reste plus que des répliques qui ont été certifiées par Marcel Duchamp. En 1999, un exemplaire, réplique de Schwarz, a été vendu 1,6 million d’euros.

TOILE N°5, DE JACKSON POLLOCK

Cet immense artiste américain qui peignait autant qu’il buvait, c’està- dire énormément, ne s’est pas toujours embarrassé de pinceaux. Pour être plus instinctif et plus rapide, il ouvre le pot de peinture, fait couler la couleur et contrôle l’épaisseur (le « pouring » ou déversement) ou l’égouttement (le « dripping »). La Toile n°5, considérée comme l’oeuvre la plus représentative de cette technique, sera vendue 140 millions de dollars en 2006.

MAO, D’ANDY WARHOL

La société du spectacle va vite, l’artiste doit lui aussi être en mouvement et multiplier les supports. Musique, cinéma, photo, peinture, design, le pape du pop art se démultiplie. Grâce à la sérigraphie, Andy Warhol crée et désacralise dans le même temps son art en produisant vite et en grande série, comme pour coller à notre monde de production de masse. Mao, Marilyn Monroe, Brigitte Bardot… il fera près de 250 portraits des stars de son temps. Pour être encore plus rapide, il créa aussi des oeuvres basées sur le « Piss Painting » où il demandait à ses assistants d’uriner sur des plaques de cuivre. L’oxydation qui s’en suivait faisait l’originalité de l’oeuvre. Rapide et instinctif… LE « BLEU KLEIN » Yves Klein avait besoin d’être entouré de modèles nus dans son atelier pour, disait-il, « stabiliser la matière picturale ». Et pourtant, il se contentait souvent de peindre des monochromes avec ce Bleu Klein qu’il a inventé, une couleur que l’artiste va baptiser le IKB (International Klein Blue). Il réalisa des toiles bleues. Juste bleues. En quelques minutes et en regardant les courbes de jeunes beautés qu’il utilisera parfois comme pinceaux humains. Ou quand la création ne rime pas toujours avec la souffrance…

LE CYCLOPE, DE JEAN TINGUELY

L’artiste suisse commence cette sculpture monumentale en 1969. Située dans le bois des Pauvres, à Milly-la-Forêt, elle fait 22 m de hauteur et pèse 300 tonnes. Niki de Saint Phalle, la femme de l’artiste, installera des milliers de morceaux de miroirs dessus. Soto, César et Arman participeront aussi à cette création qui s’achevera en 1994. Ou quand le temps, près de trente-cinq années, est un outil de travail.

THE ARTIST IS PRESENT, DE MARINA ABRAMOVIC

L’artiste serbe s’est autoproclamée « grand-mère de la performance ». En mars 2010, au MoMa de New York, elle reste près de 700 heures assise en face d’inconnus, immobile et simplement séparée d’eux par une table en bois. Spécialiste des performances dérangeantes où elle pousse le public dans ses retranchements, elle avait aussi marché pendant 1 200 km sur la muraille de Chine pour finir par croiser son compagnon qui était parti à l’autre extrémité, dans le simple but de faire un tableau vivant lors de leur rencontre.

I LIKE AMERICA AND AMERICA LIKES ME, DE JOSEPH BEUYS

Transporté en avion d’Allemagne puis en civière pour ne pas fouler le sol américain, l’artiste cohabite pendant trois jours avec un coyote, avec qui il dort sur des exemplaires du Wall Street Journal. Lors d’une autre performance, il promène pendant trois heures un lièvre mort, posé contre son sein, en lui expliquant les tableaux dans un langage incompréhensible. Le temps qui s’écoule lors de ses performances est au centre de sa création.

LE PETIT OISEAU DE DAGUERRE

Une plaque de cuivre, recouverte d’une couche d’argent, est exposée à des vapeurs d’iode. Exposée à la lumière, la plaque enregistre une image invisible, dite « image latente ». Inventeur du premier procédé photographique utilisé commercialement, Louis Daguerre utilise des mécanismes de maintien du corps et de la tête car le temps de pose est d’au moins trente minutes, immobile, pour garantir la netteté de l’image. L’inventeur (mais aussi des artistes comme Nadar) va utiliser cette invention pour créer des oeuvres qui ont traversé les années, figeant dans l’espace et dans le temps les personnages de la deuxième moitié du XIXe siècle.