Goût du jour Le 01/09/2015 par La rédaction

24 heures de la vie d’un plat Alain Ducasse

Dans une époque obsédée par la traçabilité des produits, Alain Ducasse a choisi de contrôler l’ascendance des plats servis au Plaza Athénée : le potager du château de Versailles lui fournit désormais ses légumes, qu’ils escortent un poisson ou soient servis dans le plus simple appareil. 

Par Baptiste Piégay

Parfois, il faut ressortir les clichés de leur besace : certains matins ressemblent à des aubes vieilles de plusieurs siècles. Tel celui-ci, qui voit au petit matin la brume sur Versailles recouvrir d’un voile le domaine. Il est tôt lorsque la silhouette de Medhi Redhil se découpe sur le Potager du Roi (qui dépend du ministère de l’Agriculture) qu’il gère, sous la supervision d’Alain Baraton, jardinier en chef du Trianon et du Grand Parc de Versailles.

Oseille, courges, févettes, courgettes, aubergines, choux, haricots verts, oignons, poireaux, carottes, fines herbes sont cultivés ici, dans le respect des saisons. Ce n’est pas ici que l’on trouvera des tomates hors sol en février. En mars 2014, soit assez tardivement au regard de la vie de la terre quand on attend d’elle des légumes, Alain Ducasse, qui reprend alors officiellement les cuisines du Plaza Athénée, et Alain Baraton, conçoivent un potager, dont la production sera destinée au nouveau chef du restaurant gastronomique du palace, Romain Meder. Le pari, risqué, doit porter une vision éthique du métier : mettre le végétal, les céréales et le poisson au cœur de l’assiette, et contrôler l’ensemble de la filière, du semis à la récolte. Risqué, donc, car le chef Melder a conscience du caractère aléatoire de ce qu’il reçoit : ainsi d’un melon-pastèque, il ne sait pas (encore) quoi faire…

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C’est Medhi (auparavant affecté aux fleurs du Trianon) qui préside au quotidien à l’entretien, aux semis, aux soins, à la cueillette. Ils ne sont guère que quatre, au plus, pour un hectare de terrain. « En 1917, c’était déjà un potager qui nourrissait une centaine de personnes… », rappelle-t-il. Du hameau de la Reine (qui dépend, lui, du ministère de la Culture), qui compte une douzaine de jardinets et de petites serres, viennent encore « les légumes plus délicats à produire ; mais l’année prochaine ils ne seront plus cultivés au hameau. Les visiteurs les arrachent en souvenir », regrette Medhi. D’ici un an, un deuxième hectare viendra donner un peu plus d’ampleur à la production qui soumet Romain Meder à quelque angoisse à l’arrivée, chaque lundi et mercredi après-midi, de la livraison : « On fournit ce que l’on peut, dit Baraton. Avec la liberté de ne pas livrer ce qu’on estime de ne pas être à la hauteur. C’est une collaboration. » Ça coule de source, mais précisons qu’aucun produit phytosanitaire ne vient se mêler à la production que seul un purin maison encourage.

Dans un renversement assez radical des rapports de force, c’est le fournisseur-partenaire qui dicte son rythme aux cuisines. (Précisons tout de même que le Plaza dispose d’un plan B, au cas où. On se doutait qu’un chef entrepreneur aux 18 étoiles n’allait pas laisser une possible mauvaise fortune météorologique faire sa loi.) C’est plus une logique de mécénat qui scelle leur accord : s’il n’y a pas d’engagement sur la production, celle-ci n’est pas vendue au kilo. Le palace, sous l’impulsion de son directeur général, François Delahaye, et Catherine Pégard, présidente du château, musée et domaine national de Versailles, ont noué un partenariat pour l’approvisionnement en légumes et en fruits.

C’est lundi, et il faut rallier l’avenue Montaigne pour accueillir avec gourmandise, en compagnie du chef Romain Meder, la première livraison de la semaine : « Notre luxe, c’est le potager. » Depuis son ouverture, la table récolte les éloges, y compris des plus suspicieux. On mesure mal le travail fait sur une carte aussi audacieuse : « On vient de loin. Je suis rentré début février du Qatar (où il dirigeait les cuisines de l’Idam, le restaurant du Musée d’art islamique, ndlr). Jusqu’à mi-mars, j’ai observé la nouvelle génération de la cuisine parisienne. Il y a eu environ quatre mois d’essais sur les plats. Alain Ducasse venait les goûter tous les mardis. »

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En arrière-plan, les légumes passent à la pluche, mais on dirait qu’ils sont soumis à une manucure délicate plutôt qu’à un couteau économe bourreau. Déjà totémiques, ces « Légumes des jardins du château de Versailles, noix pilées » ont connu trois versions avant d’être validés. Que ça paraît simple, la cuisine estampillée Palace : « On cuit les légumes au sautoir, jamais dans de l’eau, qui dénature le goût. Après les avoir fait suer, on les glace avec un peu de bouillon de poule. » C’est tout ? Oui, presque : de la pluche à la table, le plat passe entre six mains, et sa réalisation demande une heure. Si l’on compte 18 mois de mise en culture, 45 minutes de route entre Versailles et le Plaza Athénée, une heure pour la préparation, eh bien, la cuisine haute couture réclame du temps.

La finition se joue dans un mortier japonais, aux bords striés, que le cuisinier Toshio Tanahashi, spécialiste de la cuisine shojin, 100 % végétalienne, lui a fait découvrir. Romain y pile des noix, rôties, avec un rien de saké, pour en faire un pesto à la saveur compacte, qui donnera à une assiette lumineuse comme un coup de pinceau, laquée in extremis d’un jus navets-carottes. La toile ainsi composée est à l’image d’un potager royal : soyeuse, terrienne, vivante. Sacrée.

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Restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée: 25, avenue Montaigne, Paris VIIIe. Tél. : 01 53 67 66 65.

www.alain-ducasse.com


Alain Ducasse en chiffres

 

15 variétés de légumes

1 hectare : la surface du potager

500 kilos de légumes livrés chaque semaine au restaurant

1 heure : le temps de préparation du plat

22 cuisiniers dans la brigade du restaurant Alain Ducasse

175 m2: la superficie de la cuisine du restaurant

2 employés + 2 aides au potager

85€ : le prix du plat « Légumes des jardins du château de Versailles, noix pilées » au restaurant Plazza


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