Style Le 11/01/2017 par La rédaction

Coulisses : dans les ateliers de Berluti

Pénétrer dans le saint des saints, l’Atelier Grande Mesure de Berluti, est une expérience rare. Récit d’une aventure textile extrême, où l’on n’est pas loin d’apprendre que, parfois, c’est le costume qui fait l’homme.

Par Anne Gaffié et Baptiste Piégay

 

On y entre comme Charlie dans la chocolaterie, ne sachant pas très bien où poser son regard, où laisser s’attarder le désir, et pourtant, nous ne sommes qu’au rez-de-chaussée de la maison Berluti, rue de Sèvres. Un étage plus haut, la fièvre ne retombe pas. C’est là, dans un petit salon réservé, que s’imaginent et s’assemblent les costumes sur-mesure les plus exclusifs de Paris, taillés au plus près de la personnalité, pour en donner un juste reflet. On y va autant pour s’habiller que pour changer d’air, littéralement ou métaphoriquement.

Si la collection de prêt-à-porter vous fait tourner la tête, attendez-vous à souffrir mille délicieux dilemmes : près de 3 000 références de tissus et de motifs sont proposés. Sans parler des boutons, cols, poches, manchettes, doublures, etc. exposés dans des vitrines comme autant de pierres précieuses. C’est un genre de puzzle, mais dont vous seul connaissez la forme finale, ce qui peut-être aussi grisant qu’anxiogène, selon sa nature.

Cependant, nulle crainte : après la première étape de la prise de mesures, réalisée par Karim, responsable de l’Atelier Grande Mesure, Jean-Paul, responsable Grande Mesure, guidera les pas du client hésitant à travers le labyrinthe des possibilités : «Très peu ont une idée très précise de ce qu’ils veulent, la majorité se laisse conseiller. » La collection Prêt-à-Porter peut également servir d’appui illustratif :  « Il nous arrive de soumettre ce qui est exposé, des détails, comme les manches coupées ou les boutonnières passepoilées.»

Que l’on voyage beaucoup, ou pas, envisage de prendre ses quartiers d’été à la Barbade ou à Irkoutsk, on ne choisira pas la même étoffe. C’est un début. De grands classeurs regroupent tous les échantillons, de toutes les variations possibles. On ne trouve rien de tel ailleurs, pas même à la BNF. Huit drapiers fournissent Berluti : Loro Piana (dans le giron LVMH, propriétaire de Berluti, depuis 2013), Holland & Sherry, Scabal, Vitale Barberis Canonico, Drapers, Hills, Moxon et Solbiati. Certains produisent désormais des tissus en exclusivité pour l’Atelier, tel le Grand Cru 1663, le plus fin au monde, créé par Vitale Barberis Canonico, et d’autres collaborations uniques sont à venir.  On trouve des raretés, comme les tweeds de Cachemire. Jean-Paul s’en félicite :  « Les puristes qui aiment les Harry’s Tweed n’aiment pas le cachemire, nous avons un client qui déteste ça, mais qui a craqué pour le violet. »

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Motifs de trouble

Ici aussi, il y a des best-sellers : le plus commandé est un Super 150 Loro Piana, avec des variations été et hiver; ou récemment un Super 180 chez Holland & Cherry. Ce n’est pas tout bien sûr : veut-on un costume croisé ? Droit ? Deux ou trois boutons ? Et la doublure alors ? (Une déclinaison cappuccino, presque officielle, est suggérée aux indécis). Quels motifs ? Il n’y a pas si longtemps, une personnalité médiatique souhaitait absolument du prince-de-galles ; il en a été dissuadé, diplomatiquement : ce motif s’accorde mal avec les projecteurs… Si vraiment la variété des options déconcerte jusqu’au trouble, Alessandro Sartori, le directeur de création de Berluti, a développé avec les ateliers Mesure toute une collection avec des pièces suggérant les pistes possibles.

« Le client ne suit pas automatiquement la mode, explique Karim, il veut se confronter au tailleur, au caractère exclusif de cette démarche. » Lorsqu’il s’est décidé, Karim reprend la main, et dessine le patron sur un papier kraft épais. A l’instar de Jean-Paul, il travaillait auparavant dans les ateliers Arnys, on imagine donc qu’ils ont un avis bien informé sur leur art : « En sur-mesure, tout est possible. Il n’y a pas de limites techniques, plutôt celles du mauvais goût, lorsqu’une demande semble clownesque ou ne respecte pas l’identité de la maison Berluti. »

On imagine les trésors de courtoisie qui doivent présider à certaines conversations : « Tout ne va pas à tout le monde, mais on s’autorise à donner son opinion, sans vexer, si cela peut ne pas convenir, explique Karim, entre coach en épanouissement personnel et artisan de luxe. Le client aime bien que le tailleur donne son avis, surtout sur la question du vieillissement. On lui propose souvent un deuxième pantalon, c’est tout de même la pièce qui s’use le plus vite… »

Dans le cœur du travail, pourtant, il y a d’autres obstacles à contourner : « Plus un tissu est fin, plus il est délicat à travailler. Il est plus facile de travailler sur des flanelles ou des tweeds. » Ici, rien ne se perd, et le tissu commandé sera entièrement utilisé, avec très peu de chutes.

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70 heures de travail

Après deux essayages, espacés de trois semaines, l’heure de la livraison est arrivée : le costume a demandé environ 70 heures de travail (un peu plus sur un smoking, dont le col châle demande une attention particulière). La transition entre les ateliers Arnys et la Grande Mesure Berluti s’est faite aussi naturellement pour les artisans artistes que pour les clients : « Elle s’est faite par le petit atelier de la rue des Saints-Pères, conservé pendant les travaux. Les clients aimaient bien passer par l’atelier pour aller au salon, on voyait travailler le tailleur… »

La rencontre des deux identités, concrétisée en novembre 2013, était logique, quand on y songe, entre la fantaisie décomplexée de la rive gauche et l’assertion d’un solide statut de la rive droite. En un an, l’activité a été multipliée par deux.

Si la Grande Mesure de Berluti est réalisée par les Ateliers Arnys, une nouvelle touche est venue colorer leur ADN, avec une collection de sportswear sur mesure, dont une ligne de denim exceptionnelle, dans une toile japonaise. L’équilibre cependant penche toujours très nettement du côté du formel, à hauteur de 90 % de l’ensemble des commandes.

L’atelier justement incarne parfaitement la pérennité de l’art du sur-mesure : une radio populaire en accompagnement musical, d’antiques machines à coudre, une répartition des tâches quasi tayloriste : ainsi, Alfredo, qui occupait auparavant le poste de Karim, est le spécialiste de la manche et de l’épaule, ce qui n’est pas rien, notamment lorsqu’il s’agit de caler à la perfection les motifs. De l’autre côté, on s’active au repassage minutieux de chaque pièce d’étoffe, pour qu’elle soit la plus fine et légère possible, qu’on la sente à peine, même lorsqu’il y a trois ou quatre épaisseurs.

Dans cette petite salle lumineuse, où l’on aperçoit une photo de Jacques Tati tenant dans ses mains une maquette de Playtimeune quarantaine de costumes sont en cours de réalisation. Toutes les commandes passées dans les différentes boutiques Berluti proposant la Grande Mesure, à Tokyo, Londres, New York, et bientôt Milan, toutes supervisées par Karim, sont produites ici. Il y a quelque chose d’assez émouvant à découvrir que des costumes uniques, confectionnés avec les meilleurs tissus au monde, sont cousus dans une atmosphère hors du temps.

On imagine que les équipes se consacrent corps et âme à la conception du costume parfait… Que Karim définirait ainsi : « Il atteint l’équilibre entre un beau tombé et le confort. » Avant de nuancer : « Mais doit-il être parfait ? Parfois, le chic est dans un défaut, comme une cassure sur le col, ou un léger tiraillement… »

La perfection est dans la complétude de l’expérience, la volupté de se plonger dans un univers absolument cohérent, où chaque paramètre, même le détail invisible, est de son ressort, enfin. « A défaut d’être une œuvre d’art, il faut en porter une. » Oscar Wilde aurait volontiers pris ses quartiers au 14, rue de Sèvres.


L’atelier Berluti en chiffres

Nombre de pièces produites par an : entre 400 et 500 pièces.

Coût moyen d’un costume : entre 6 000 et 7 000 euros.

Centimètres de tissus commandés pour un costume :  entre 3,50 et 3,70 mètres de longueur sur 150 de large.

Nombre d’artisans : 11.

Nombre d’étapes nécessaires à la réalisation d’un costume : autant que nécessaire.

Moyenne d’âge de la clientèle : 35 ans.

Le service Grande Mesure est accessible au 14, rue de Sèvres, Paris VIe. Tél. : 01 40 48 28 60, www.berluti.com

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