Goût du jour Le 08/01/2016 par La rédaction

Petrus, un coup de maître marketing

Ce pomerol est plus recherché que des Yquem, Lafite ou Latour. Petrus incarne la belle histoire d’un vin roturier de la rive droite de la Garonne devenu star des ventes. Une success story qui raconte, en creux, la bonne fortune de la famille la plus mystérieuse de Bordeaux : les Moueix. 

Par Benoist Simmat 

 

Longtemps, trouver du Petrus ressemblait à un parcours du combattant. Le plus coté des grands bordeaux, un vin devenu légendaire, était élaboré dans une masure à un seul étage, perdue au fin fond de la mer de vignes de Pomerol, entre Libourne et Saint-Emilion.
Un domaine de 11,4 hectares superbement isolé pour une cuvée dont les cotations ont pourtant explosé tous les plafonds. Selon l’indicateur international anglo-saxon des prix cavistes Wine-searcher, le prix d’une bouteille, début 2015, s’établissait à 2 742 dollars (2 525 euros). Il s’agit d’une moyenne tous millésimes confondus ; une 2010, l’année la plus spéculative de l’histoire du vignoble, vous coûtera 3 613 dollars minimum (3 328 euros).

Depuis 2014, rendre visite à cette propriété dépourvue de château est devenu chose plus aisée puisque des travaux ont apporté un minimum de cachet au plus secret des grands vins. Le chai a été restauré en belle pierre blonde d’Aquitaine, le logo Petrus brille enfin sur la façade, l’allée a été gravillonnée, la grille en fer forgé lustrée, et c’est à peu près tout. Sinon, Petrus – on ne dit pas « Château Petrus » puisqu’il n’y a pas de château – avec sa célèbre étiquette représentant saint Pierre brandissant les clefs du paradis coûte toujours un prix délirant sur les marchés de l’ancien, c’est-à-dire les enchères : l’an passé, une seule caisse de 1982 a été adjugée 50 541 dollars (46 550 euros) à Hong Kong ; peu avant, une impériale (six litres, soit huit bouteilles) du même Petrus 1982 atteignait 88 279 dollars (81 307 euros).

Des bouteilles de vin au prix de voitures ou d’appartements ? Vraiment étonnant pour un produit, certes de luxe, mais qui ne fait jamais de publicité, et dont la marque n’existe pas sur le Web ou les réseaux. En réalité, c’est l’histoire unique de ce vin qui fonde son exceptionnelle valeur. Car, contrairement aux très grands bordeaux traditionnels, les Yquem, Haut-Brion, Latour, Lafite, Cheval Blanc et autres Mouton, Petrus n’existait pas avant la guerre. Ou plutôt, c’était un bon petit vin comme des dizaines d’autres du côté du vignoble de Pomerol, bien moins réputé que les très grands crus du Médoc, des étiquettes très prestigieuses dont les rois raffolaient déjà avant la Révolution. La preuve : on ne connaît rien du Petrus, ne serait-ce que le Petrus du début du siècle. A peine sait-on que la propriété se nommait Château Petrus-Arnaud (ces Arnaud étaient les propriétaires) ; il n’existe aucune œnothèque du cru, et encore moins d’histoire officielle.

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Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le chai

Petrus est donc une « invention » relativement récente, fruit de l’intuition géniale de deux habitants du Libournais dans l’immédiat avant-guerre. La première, Edmonde Loubat, aubergiste exerçant son art face à la gare, férue de vin et surtout de bonnes affaires, flaira l’exceptionnel destin de ce petit vignoble au parfum si délicat. Elle prit des parts à la famille Arnaud, bien décidée à faire connaître « Château Petrus » (il fallait encore dire Château à l’époque) au-delà des frontières du Libournais. Et c’est là qu’intervient un deuxième personnage, un discret négociant venu de Corrèze, Jean-Pierre Moueix, dont les établissements allaient prendre en charge la distribution du futur nectar au potentiel si élevé. Le duo fera prospérer Petrus sous l’Occupation.

Un classement des vins de Pomerol, rédigé par le gouvernement de Vichy à la demande des autorités allemandes, mettra évidemment en tête le cru de saint Pierre comme « premier des premiers ». A la Libération, Edmonde Loubat devient seule propriétaire, abandonne la mention « Château », et demande à Jean-Pierre Moueix de conquérir le précieux marché anglais, le Graal du commerce des grands crus bordelais. La stratégie réussit au-delà de toutes les espérances : Petrus est servi en 1947 à la table des Windsor, lors du déjeuner royal de mariage d’Elisabeth II, future reine d’Angleterre. Douze ans plus tard, c’est à la Maison-Blanche, de l’autre côté de l’Atlantique, que le pomerol devient une vedette, un certain JFK ayant décidé d’arroser ses orgies avec ce rouge qui plaît tant aux demoiselles.

Fin de la première saison. Petrus est devenu un très grand vin, mais pas tout à fait l’égal des tout premiers grands crus classés de Pauillac. Jean-Pierre Moueix, visionnaire, veut aller plus loin : faire de Petrus beaucoup plus, c’est-à-dire une œuvre d’art. Le négociant en vins, d’une discrétion confinant à la paranoïa, est d’ailleurs parallèlement devenu un des plus grands collectionneurs privés français. Les moyens dégagés par ses activités de négoce et de propriétaire lui permettent de financer sa passion en se payant des signatures le faisant connaître de Berne à New York en passant par Washington : dans sa propriété des bords de la Dordogne, Jean-Pierre Moueix rapatrie des Utrillo, Dufy, Degas, Derain, Roger de La Fresnaye, Henri Laurens, etc., et même des Francis Bacon qui auraient été réglés, dit-on, en bouteilles de Petrus*. Ce vin, c’est décidé, sera son chef-d’œuvre à lui.

Problème : quand Edmonde Loubat décède, en 1961, elle ne lègue à son vieux complice que… 1 % des parts de Petrus, la majorité revenant au bénéfice de l’une de ses nièces, Lily Lacoste, ainsi qu’à un autre neveu. Bien entendu, Jean-Pierre Moueix va s’empresser de racheter ces parts, à ce détail près que l’héritière Lacoste conservera pendant quarante ans l’usufruit du domaine, c’est-à-dire une partie des bénéfices et des bouteilles. Un prix élevé pour « dédommager » la descendante de tante Lou – surnom d’Edmonde Loubat –, qui aura « inventé » Petrus, c’est en tout cas la thèse que défend toujours la famille…

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Des cavistes qui doublent ou triplent la mise

Dès les années 1970, Jean-Pierre Moueix imagine un partage original du fameux cru entre ses deux fils : à l’aîné, Jean-François (né en 1945), la propriété de la célèbre étiquette, mais au cadet, Christian (1946), sa réalisation et sa commercialisation. Aux années de crise, ces millésimes de chocs pétroliers où plus personne ne voulait de grands bordeaux, succèdent bientôt les années Parker, qui verront le critique américain remettre les premiers crus classés de Gironde au centre du jeu mondial des belles bouteilles. Cela tombe bien : Jean-François Moueix, dirigeant de Duclot, une des sociétés de l’empire Moueix, devient un intime de l’Américain, tandis que son frère Christian verse plutôt du côté de ses opposants. L’équilibre des forces fonctionne à merveille : Petrus est jugé inégalé par ses concurrents bordelais et remporte plusieurs fois la note suprême de 100/100, qui dynamite littéralement les prix. Le rêve de Jean-Pierre Moueix prend forme.

Car, là aussi, en matière de commercialisation, rien ne se fait chez Petrus comme ailleurs. Les Moueix sont à la fois propriétaires de Petrus, mais aussi leurs propres négociants, et se passent donc des précieux mais coûteux courtiers – intermédiaires traditionnels entre les châteaux (qui produisent le vin) et les marchands (qui le vendent). « La stratégie de la famille a toujours été de ne pas capter la totalité de la marge, pour que les revendeurs profitent eux aussi du succès de Petrus », explique Olivier Berrouet, le wine maker de Petrus, exceptionnellement autorisé à parler au nom des Moueix. Petrus, ce sont 30 000 bouteilles vinifiées chaque année par ce jeune vigneron dynamique, même si élevé au secret – il a pris la suite de son père Jean-Claude en 2008 ; celui-ci avait signé 45 millésimes de Petrus.

Les amateurs et professionnels se battent pour être inscrits sur la liste des bénéficiaires du grand vin des Moueix, car le luxe suprême de la famille est effectivement de vendre cet or rouge pour un prix de départ propriété apparemment « raisonnable » : 690 euros hors taxe le 2010 (année ultra-spéculative) ou 390 euros hors taxe le 2012 (millésime plutôt moyen). Les particuliers, restaurateurs ou cavistes enlevant des bouteilles à ce prix peuvent immédiatement doubler ou tripler la mise, car le monde entier recherche des Petrus à 1 000, 2 000, 3 000 euros pièce s’il le faut. C’est la magie du système imaginé par le patriarche de Corrèze : contrairement à Cheval Blanc, Lafite ou Angélus, aucune caisse ne revient jamais sur le marché, tout est vendu, parfois bu, souvent spéculé. Et les bénéfices sont énormes, car une bouteille coûtant 30 euros maximum à produire, ce sont par exemple 20 millions d’euros avant impôt qui ont été engrangés sur la seule production des Petrus 2010, record du monde !

Le marché chinois prêt à payer n’importe quelle somme

Avant sa mort (2003), Jean-Pierre Moueix avait décidé que Petrus devait rester dans les mains de la famille, un tel joyau suscitant évidemment la convoitise de n’importe quel groupe de luxe, prêt à payer jusqu’à un milliard d’euros pour posséder un tel label. L’usufruit avait donc été racheté à Lily Lacoste (en échange d’une transaction) ; la commercialisation transférée des Etablissements Jean-Pierre Moueix (Christian Moueix) à Duclot (Jean-François Moueix) ; puis, plus récemment, la gestion déléguée au fils de Jean-François, Jean Moueix, un nouveau visage pour ce vin mythique, aussi discret que la figure paternelle.

A peine peut-on arracher à l’héritier Jean que la famille fait bien attention à conserver sa clientèle française et anglo-saxonne (respectivement un tiers des ventes) et que les Moueix n’ont pas cédé aux sirènes du marché chinois, prêt à payer n’importe quelle somme pour du Petrus. Le jeune homme aux cheveux longs (né en 1986) connaît le corollaire de la discrétion : c’est l’influence. Son propre père, Jean-François, qui gère dorénavant ses affaires depuis le siège d’une holding familiale sise avenue de la Grande-Armée, à Paris, est considéré comme un faiseur de rois en Bordelais : c’est lui qui a permis à ses amis Martin Bouygues (TF1) ou Jean-Claude Rouzaud (Roederer) de se payer de très grands bordeaux tout en prenant… une participation avec eux. Jean Moueix, lui, entretient son embryon de réseau auprès d’une douzaine d’oiseaux des nuits parisiennes avec la reprise remarquée du mythique club Castel. Aux dernières nouvelles, on y sert toujours du Petrus.

* « L’homme qui aimait Petrus et Bacon », Harry Bellet, Le Monde, 12 mai 2008.
Benoist Simmat est l’auteur de Bordeaux Connection, aux éditions First.

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En chiffres:

2 525 € la cotation moyenne pour une bouteille de Petrus

30 000 bouteilles vinifiées chaque année

20 M€ le résultat du millésime 2010, record du monde

690 € le prix de départ propriété en 2010e

81 307 € le prix d’une impériale (8 bouteilles) de 1982

390 € le prix de départ propriété en 2012

30 € le coût de production d’une bouteille


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